LA ZONE -

La trente-cinquième heure

Le 17/02/2011
par Jean-Claude Porcin
[illustration]
"M. Porcin, on pourra se voir une minute ?"
Il a le teint blafard et l'haleine délétère de celui qui survit depuis des mois en buvant sa pisse. Un grand sec tremblotant, une sale race. Un format qui n'a jamais tenu la distance. On dit toujours "un petit vieux", jamais un "grand". Y a bien une raison à ça. Tout maigre, tout vilain, on sent que son corps n'assimile plus rien. Ça passe tout droit sans s'arrêter et ça ressort intact, tel quel. Rien n'est prélevé, pas la moindre vitamine, pas le moindre nutriment. Un vrai gâchis. Tout chez lui m'inspire la déliquescence, la gangrène, la nécrose des tissus, la terre gorgée de sel où plus rien ne repoussera jamais... Un putain de cadavre dont même les mouches ne veulent pas.
"Mais asseyez-vous Jean-Claude"
Je m'assieds. Il est tout vibrant, tout flou. Ce type me colle le mal de mer. Je regarde mes pieds.
"Vous savez que vous allez nous manquer Jean-Claude"
Hmm, je suis pas rancunier mais je lui expliquerais quand même bien que je préférerais me murger au Destop que de passer une journée de plus dans sa putain de boite. Que j'en peux plus de boire des Nescafés toute la journée à m'en coller la chiasse, que le dimanche soir il me faut trois margaritas pour m'endormir. Plus jamais tu me parleras pendant des heures de la clôture de ta baraque, de tes aventures incroyables chez Leroy Merlin ou de tes réunions parents-profs.
"Ça a pas été toujours facile mais je pense qu'on a fait du bon travail ensemble, qu'on a bien échangé et appris les uns des autres. Les chocs culturels ça a du bon !"
Ah je t'encule putain de dégénéré spasmophile, toi et ton cerveau confit à la caféine, ton 4x4 Merco et la photo de tes gosses sur ton bureau. Je te mouchette la courge avec toute la véhémence dont sont capables mes sphincters en colère.
"Bon et bien en tout cas, bonne chance à vous Jean-Claude, de toute façon vous repasserez nous dire un petit bonjour".
Non seulement ce type aurait donné des feujs en 40 mais je suis à peu près sûr qu'il le fait toujours de nos jours, dans le doute, en cas que. "M. Le préfet, la famille Cohen ne vient jamais à l'office, j'ai vérifié auprès de Monsieur le Curé, ils ne sont pas baptisés. Signé : un bon Français". Je suis injuste mais j'ai toujours eu une vision romantique de ce garçon, en grande partie à cause de son ignoble ressemblance avec Ulrich Matthes, le type qui joue Goebbells dans Der Untergang.
"On voulait vous offrir un petit quelque chose pour votre départ, histoire de marquer le coup hein ! Ahaha... Mais comme ça a été si soudain... Vous comprenez..."
Oh t'inquiète, je vais pas me plaindre, ducon, moi qui tape cinq euros à chaque fois qu'une enveloppe tourne au bureau, mariage, naissance, départ, sans distinction, je pleurerai pas pour une cravate Titi et Gros-minet ou un sac à dos Simpsons.
"Oui oui, oh, vous faites pas de souci. Bon je file, hein, faut que je range mes affaires"
Il me tend sa longue paluche squelettique avec les grosses veines bleues saillantes, je manque de vomir.
"A bientôt, Jean-Claude et bonne chance surtout !"

"Vous repasserez".
Ahaha. Ouaip. Ouaip, pourquoi pas, ouaip, mais avec un bidon d'essence alors.
"Et ben alors Jean-Claude, vous nous quittez ?"
En démarrant un feu en bas des deux escaliers et en garant ma Twingo sur l'accès pompier, je dois bien pouvoir en choper la moitié...
"Jean-Claude ?
- Hmm ?
(La secrétaire)
- Vous nous quittez Jean-Claude ?
- Ah oui. Oui oui oui...
- C'est difficile le marché de l'emploi en ce moment vous savez
- Ah bah ça tombe bien du coup
- Qu'est-ce que vous allez faire ?
- Dans un premier temps je pense parcourir l'Europe dans une roulotte et résoudre des énigmes policières, mais je compte pas faire ça toute ma vie. Y aussi ma carrière de catcheur professionnel vous comprenez"
Une fois que l'entrée aura bien pris, le feu se propagera à l'étage, d'abord la salle café puis le bureau des stagiaires. Y a qu'une porte et les fenêtres ont des barreaux en plus... Ahh. Hmm du calme Jean-Claude, c'est pas le moment d'avoir une érection.
"Ah mais c'est très bien ça Jean-Claude, moi j'ai un neveu, pareil, il a laissé une place en or pour démarrer sa formation de zingueur".
La question est de savoir s'ils arrêteront l'incendie avant que le feu ne se propage chez les voisins, des petits jeunes qui font dans le panneau solaire. Je me demande s'ils stockent des trucs inflammables. Je pourrais me faire tout le parc d'activité avec un peu de chance. Les bagnoles sur le parking et la cafétéria Casino dans la foulée.
"Vous pensez... Il travaillait au Franc Prix, en deux ans il était déjà passé responsable rayon produits frais. Un garçon comme ça." (elle me fait le signe avec le pouce).
Je lui serre la main à elle aussi, juste pour le plaisir de la voir une dernière fois courir comme une démente se frictionner les mimines avec une solution hydro-alcoolique. J'insiste pas mais cette funeste pute me doit une paire de RSA en tickets restos et ne m'adresse normalement la parole que pour me taper de la maille. " Vous avez payé la cotisation café Jean-Claude ? Vous penserez à la cotisation café Jean-Claude ? Jean-Claude, la cotisation café ? ".

Je passe devant Thomas que j'honore une dernière fois de mon majeur. Il me retourne la politesse.
"Et surtout va bien te faire foutre, hein, Jean-Claude !"
On aurait tort de sous-estimer le potentiel en terme de torture moyenâgeuse d'un laboratoire d'électronique de puissance. A peu près tout dans la pièce est soit chaud, soit électrifié, soit les deux. " Je vous jure monsieur le juge, c'était un accident je voulais pas lui planter un fer à souder dans l'oeil, j'ai glissé. " J'ai rêvé que je cognais ce type. Au sens propre. Moi, qui suis d'un naturel si doux, si empathique et si lâche surtout. Je le cognais, pour lui faire mal, il tombait puis je continuais à la cogner et puis il bougeait plus mais je le cognais quand même encore un peu. Bon, évidemment, ça virait rapidement au rêve érotique et je m'accouplais violemment avec Rama Yade juste à côté de son cadavre. Je me réveillais alors frais et dispos, tout juste courbaturé. Je pense pas qu'on ait besoin de dix ans de psychanalyse pour interpréter tout ça.

A mon bureau il ne reste pas grand chose à récupérer, c'est toujours marrant comme le matos d'un mec qui se barre disparait rapidement. Ça a pas trainé, mon écran, mon fauteuil, jusqu'à mon mug Garfield. Putain de détrousseurs de cadavres... Je pense que si tu t'endors devant ton PC tu te réveilles sans tes pompes. Moi qui pensait gauler un truc inutile pour laver mon honneur, une agrafeuse ou un stabylo, je suis baisé.

Je fais un crochet histoire de voir le vieil Antoine dans son bureau. Ca pue l'encens c'est une horreur.
"Bon ben salut Antoine, je me casse enfin. Bon courage pour la suite hein..."
C'est quand même un drôle de bonhomme, pour qui j'ai une étrange sympathie. Je le regardais souvent faire son Tai-chi sur le parking à la pause café. Je sais qu'en réalité c'est un bon gars, qui s'est réfugié tout au fond de son cerveau face à l'adversité. Mais faut bien reconnaître qu'il est complètement perché. Je l'ai entendu parler trois fois en neuf mois. En regardant bien tout au bout, on peut lire dans son regard "barre toi ptit con, il est trop tard pour moi, fonce, je ferai rempart de mon corps, je les retiendrai aussi longtemps que possible ces enfoirés".
On m'a raconté qu'avant, quand il n'en pouvait vraiment plus, il passait des après-midi entiers debout dans les toilettes, juste pour se barrer de son bureau. Avec le Xanax il a trouvé la paix intérieure et la sérénité. Il est heureux comme une carotte. A mon avis, il prend quand même des trucs plus costauds, du genre qu'on te vend en pharmacie que si ton généraliste est un vétérinaire. Bon, par contre, s'il a pas son fix chaque matin il arrive pas à descendre de sa bagnole sur le parking. Je le méprise un peu, moi qui donne uniquement dans les stupéfiants virils, comme le Pastis.
Il fouille dans son tiroir et me tend un bâton de réglisse.
"Ouaaaip, super. Merci Antoine"
Je peux quand même pas brûler Antoine. Et puis y a le grouillot, Romain, que j'aime bien aussi. Celui qui fait la sieste à 15h dans sa caisse. C'est lui qui m'a appris la meilleure astuce du monde du travail, un truc qu'on devrait enseigner à l'école : si t'arrives avec une demie-heure de retard, la journée dure une demie-heure de moins. Brillant.

Comme promis, je passe chier dans la chasse avant de partir. L'idée m'obsède depuis plusieurs mois. Leur laisser un peu de moi, que mon caca les accompagne un peu chaque jour. Alors c'est pas aussi évident que ça en a l'air. Moi je procède comme suit : faut virer le couvercle du réservoir de flotte. Dans mon cas c'était un peu délicat : quand c'est du bon matos, de l'allemand, il faut d'abord dévisser la chasse à proprement parler, le bouton qui actionne le mécanisme quoi. Ensuite on soulève le couvercle. Faut faire gaffe c'est fragile et bruyant. Dans un premier temps, commencer par pisser tout ce qu'il faut pour ne pas être gêné par la suite. Si vous êtes une nana, il va falloir renverser le bassin, c'est plus technique mais ça reste faisable. A partir de là, tout le secret est de se positionner en appui sur le bord du réservoir, les jambes de part et d'autre du siège et de se laisser aller. Je vous cache pas que ça marche nettement mieux quand les selles sont bien moulées, fermes, grosses et grasses. Une bonne alimentation, pas de café ni de picole pendant quelques jours et essayer de se retenir un petit peu. Voilà, surtout ne pas oublier de mettre le papier avec et de nettoyer les éventuelles traces. Faites une photo pour montrer à vos potes sur facebook, refermez bien le réservoir et, évidemment, ne tirez pas la chasse. C'est la garantie WC souillés et odeur putride pendant plusieurs semaines.

Tout y est, je passe une dernière fois devant la petite assistante, celle-là qu'est toute mignonne, qu'ils ont pas encore complètement dérouillée, que j'aimerais emmener un soir boire du vin rouge au bord de la mer, lui dire que rien n'est perdu, qu'on peut encore se barrer loin, s'aimer tendrement au bord du Pacifique - ou au moins la tringler dans les toilettes - mais qui me répond jamais quand je lui dis bonjour le matin. Je pousse la porte, j'allume ma zic. Il fait beau, je suis libre bordel. Libre ! Pôle Emploi, tu m'auras pas, pas dans les six prochains mois, en tout cas.

= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 6
à mort
    le 17/02/2011 à 19:33:15
Une longue private joke qui ne donne même pas l'envie d'en savoir d'avantage.
Koax-Koax

Pute : 1
    le 21/02/2011 à 23:40:46
C'est quand même dommage qu'avec des idées et des passages pas si mauvais,
Ah mais non, en fait j'ai oublié ce que je voulais dire. Mangez du gnou !
Ralgoute.
    le 23/02/2011 à 13:20:53
j'aurais pas dis private joke non plus, c'est sur que c'est un exutoire perso mais y a quand même un peu de style.Il a quand même réussie a m'arracher un "houhou" et "hihi" et même un "ahah".

Mais bon faut pas déconner j'ai quand même lus en diagonale. Et je suis quand même d'accord avec un chose importante: Ouais, il faut faut manger du gnou.

= ajouter un commentaire =

Les commentaires sont réservés aux utilisateurs connectés.