Tout serait tellement plus simple si je pouvais me lever le matin et allumer une radio vierge de catastrophes, magouilles politiques et autres chiens écrasés. J’aime boire mon café dans le calme, tartiner ma baguette sur un air de guitare espagnole, me raser en écoutant Alain Rey. Je ne pense pas être particulièrement anormal. J’échoue juste à comprendre ce qui rend certaines informations suffisamment pertinentes pour venir perturber chaque instant de mon existence somme toute assez banale et, parfois même, relativement heureuse - n’en déplaise aux indicateurs sociaux chers à l’IPNOS, l’INSEE ou je ne sais quels sigles dont la signification me passe, de toute façon, bien au-dessus de la tête.
L’affaire du petit Grégory constitue, à mon avis, un exemple excellent. Combien de temps ça a duré, cette histoire ? Franchement, je l’ignore. J’ai quand même grandi avec l’image de ce sac-poubelle détrempé confortablement logée dans un coin de la tête. La première fois que j’ai embrassé une fille, je ne pouvais m’empêcher de penser à ce pauvre enfant qui ne connaîtrait jamais ce qui m’apparaissait à l’époque comme le plaisir ultime. Je me sentais honteusement privilégié, gâté par la vie, convaincu que je ne méritais rien de ce qui pouvait m’arriver. D’autre part, cette image me rendait malade à en crever et lorsque je cessais de résister, je ne voyais plus le sac détrempé, répugnant dans ce qu’il impliquait, mais bien une outre crevée, gorgée de sang et de viscères, rongée par les vers, les asticots et autre vermine.
Je m’aperçus avec le temps que le JT de vingt heures ne me laissait guère insensible. C’est un euphémisme. En réalité, je souffrais de crampes d’estomac et d’un mal de dos chronique que je tardai pourtant à relier au stress désormais évident que provoquait en moi l’émission la plus regardée de France. Après, on s’étonne que les Français soient alcooliques.
D’après les explications de mon médecin de famille, mes muscles se contractaient trop fort et trop souvent pour répondre à une angoisse profonde dont il restait encore à définir les causes psychologiques. J’avoue que son diagnostic me mit la puce à l’oreille. Le soir même, je me forçai à subir le sourire de ce faux-jeton de PPDA, zappai ensuite sur Envoyé Spécial et m’infligeai l’équivalent d’un électrochoc qui durerait trois heures.
Le terme d’électrochoc peut sembler exagéré mais il convient de songer un instant à ce que mes yeux perçoivent du moindre reportage sur le trafic d’organes, tel charnier récemment découvert en Dieu sait quelle région éculée de l’Afrique noire, ou la nouvelle victime de l’équarrisseur fou. Là où vous ne remarquez qu’un présentateur élégant, des témoins propres sur eux, un enfant aux yeux cousus, pour moi défilent les pires horreurs : cavalcades de membres arrachés, avalanches de globes oculaires, poumons noirs et cris, râles et gémissements. Parlez-moi d’incendie et je vous entends griller, je vous sens rôtir, je vous sais calcinés. Evoquez l’inondation et j’aurai l’impression de me noyer. Allez jusqu’au meurtre et je le visionne en direct. Ceci est une malédiction.
Je ne dormis pas de la nuit. Je vis toutes ces choses et d’autres encore. Elles tournèrent et tournèrent pendant des heures dans le fracas de mon esprit malade. Au lendemain, ma décision était prise : fini, les cadavres d’animaux domestiques, les guerres incessantes en de lointains pays que je ne connaîtrais jamais, la famine en Afrique, au Bengladesh ou dans nos proches banlieues. J’arrêterais également de mémoriser stupidement les taux d’inflation, de mortalité infantile, de morts du SIDA, d’Ebola ou de Creutzfeld-Jacob… Plus de téléthon, de Sidaction, d’Enfoirés. Plus rien qui me rappelle de près ou de loin que la mort nous attend et qu’elle se rit de nous.
Je ne branchai plus la radio. Je la troquai de fait contre un lecteur CD, que j’alimentais via un téléchargement éhonté, convulsif, limite industriel. Je découvris que j’aimais la musique, que j’aimais mille musiques et que je n’aurais probablement assez d’une vie pour écouter tout ce qui me plaisait. Il va de soi que je privilégiais les instrumentaux et la musique étrangère, de crainte que des paroles trop violentes ne menacent à leur tour de nourrir mon obsession.
En bon économe, je contactai le service abonnement de Libération pour leur proposer de m’envoyer une version expurgée de leur journal contre un rabais significatif. J’eus droit à une réponse négative mais amusée, et dus me résoudre à résilier l’intégralité de mon abonnement. Ce ne fut pas de gaieté de cœur. Quoiqu’il fût de nature bassement commerciale, j’entretenais ce lien avec un organe de presse d’obédience socialiste depuis de longues années et il me paraissait alors demeurer le seul signe visible de mon implication dans le monde réel. Dès lors, je n’étais plus qu’ermite, en autarcie culturelle et détaché des autres.
Concernant la télévision, je m’efforçai de l’apprivoiser comme je n’avais encore jamais tenté de le faire. Je pris l’habitude de consulter le programme-télé à peine déballé, et de me confectionner chaque semaine un agenda mûrement réfléchi dans lequel ne figurait aucune émission d’information, d’enquêtes ou d’analyses. J’enregistrai des films triés sur le volet et me délectai, plus rarement, de documentaires animaliers. Mais pourquoi les documentaristes se sentent-ils toujours obligés de conclure leurs sujets par un rappel à l’ordre écologique ? Espèces menacées, écosystèmes détruits ou en passe de l’être, épidémies animales issues d’interventions humaines inconsidérées… Sans parler des séquences sanglantes où le caméraman a manifestement pris son pied à filmer la charge du guépard dans un troupeau de gnous ! Autant se pâmer devant Derrick, le seul dinosaure encore en activité.
Ca ne vous rassure pas de savoir que Derrick ne disparaîtra jamais ? Cette idée me plongeait à l’époque dans une béatitude comparable à celle qu’éprouve le fumeur occasionnel après trois ou quatre pétards. Il n’y a pas de haine, pas d’action, pas de sang dans Derrick. Les seconds rôles sont inexorablement dévolus aux mêmes acteurs en carton, de sorte que, si vous suivez un tant soit peu la série, vous ne pouvez pas imaginer une seconde que ces meurtres pourraient en symboliser de véridiques. Regarder Derrick, pour moi, c’était comme m’endormir dans de la ouate avec l’illusion de participer à une enquête policière.
Je ne m’en rendis compte que bien plus tard, mais c’est probablement Derrick qui me fit glisser le doigt dans l’engrenage. Fatalement, j’allais finir par m’oublier devant les téléfilms de M6, dont la sensiblerie pleine de guimauve et de miel dépasse en démesure celle de la première sous-production Disney venue, et là, je serais happé.
Happé, donc, je fus.
Happy aussi. Oui, heureux de ce bonheur fraise-vanille, englué de sentiments factices mais tellement ô tellement beaux et rassurants… Je le ressentais, sinon en permanence du moins sur commande. J’avais la larme facile et le soupir prompt. Il suffisait que j’entende des cloches tintinnabuler pour que je m’imagine à Noël, dans un traîneau, devant un feu de cheminée, avec un dalmatien ou MacCauley Culkin. Si d’aventure le ciel tonnait, je me cachais sous mon lit avec une lampe de poche et récitais mon bréviaire personnel, une sorte de mélange syncrétique recyclant les génériques de Ma croisière s’amuse, La Mélodie du bonheur et Mon petit poney.
Je savais bien, au fond de moi, que l’on ne pouvait plus me considérer comme sain d’esprit, mais cela n’avait plus aucune importance : je n’avais plus peur, je n’avais plus mal. Je ne consommais que les émissions qui font fuir le commun des mortels, m’enivrais de glucose et de sucre d’orge, me goinfrais de fins heureuses et d’amour frelaté.
Quelque chose en moi, pourtant, éructait. Quelque chose d’indéfinissable. Il m’arrivait de vomir sans raison. Je me retrouvais au beau milieu d’un épisode d’Une nounou d’enfer avec l’envie terrible de régurgiter tout ce que j’avais pu avaler depuis la dernière rediffusion de Friends. Sans réfléchir, je me mettais à courir comme un acharné vers les toilettes les plus proches. Là, je dégobillais jusqu’à mon Télé 7 jours. Evidemment, je n’y prêtai attention qu’à partir du moment où je rendis mes déjeuners devant Hannah Montana. Indiscutablement quelque chose n’allait pas.
J’en vins à me demander si je pouvais réellement me permettre de pratiquer une activité aussi dangereuse que regarder la télé. Si je ne supportais même les plus mièvres fictions, quel intérêt avais-je à m’obstiner de la sorte ? Bien entendu, il me restait les jeux, Questions pour un champion, le Juste Prix, la Roue de la fortune, Des chiffres et des lettres, Attention à la marche, ce grand florilège de la stupidité humaine. Je ne pouvais m’y résoudre. N’avais-je pas, par le passé, dévoré de grands auteurs, regardé les meilleurs films ? Comment m’abaisser à ce niveau de bêtise sans compromettre de manière définitive le peu qui me restait de santé mentale ?
J’envisageai le suicide, mais la violence que présupposait un tel acte ne tarda pas à me dissuader. Il était hors de question que j’inflige à mon corps une souffrance que mon âme essayait depuis si longtemps d’éviter.
Je compris alors qu’une décision radicale s’imposait, et optai pour une confrontation directe avec mes plus intimes terreurs. J’y allai toutefois progressivement. Je passai de Derrick à Starsky et Hutch, me risquai devant un X-Files de temps à autre, me réfugiai chez Ally McBeal dans un accès de sentimentalisme, puis tentai un épisode d’Urgences, de Dr House ou Oz.
En moi se manifestaient des pulsions bizarres. Je rêvais que j’étais chirurgien, que je ratais mon opération, n’en éprouvais nul remord. Je m’imaginais en Jack Bauer, capable d’infliger la plus infâme torture sans jamais éprouver le moindre sentiment de culpabilité. Quand je me réveillais, j’avais d’abord la nausée, mais une fois passée cette première impression, je nageais dans une telle plénitude que je compris aussitôt qu’il me fallait passer à la vitesse supérieure.
Je fis l’acquisition de plusieurs ouvrages consacrés à John Wayne Gacy, Ted Bundy, Peter Kürten, Albert de Salvo et une douzaine d’autres, me renseignai sur leurs semblables, en dévorai les mémoires, avide de détails et d’images. Il vint un moment où je pus me passer en boucle la série des Saw, les deux Hostel et cette merde effroyable intitulée Frontières, pour ne citer que les plus illustres représentants de ce nouveau cinéma de l’horreur.
La fiction, bientôt, ne suffit plus. Il me fallait du vrai, du concret, de l’éprouvé. Je mis alors un point d’honneur à visionner le moindre magazine d’information, accusant une nette préférence pour ceux traitant des sujets les plus glauques et violents, ceux qu’on ne passe jamais qu’en deuxième partie de soirée, indéfectiblement ornés d’un message parfaitement à l’usage des enfants et personnes sensibles. Je passai rapidement à des bijoux tels que Face à la mort, me débrouillai pour acquérir des autopsies filmées, partis en quête de snuff movies, qui, à ma grande déception, demeurèrent introuvables. Je me consolai en apprenant par cœur les dialogues de Tesis, The Brave et 8 millimètres.
Un jour que j’observai placidement un chat errant aux prises avec un rat d’égoût me vint l’idée lumineuse d’entamer un élevage de diverses catégories de rongeurs : hamsters, cochons d’Inde, souris blanches, ragondins… Je leur fis subir toutes sortes d’expériences : de l’électrocution au bain d’acide, partiel ou total, en passant par l’amputation de certains membres, la noyade ou diverses brûlures. Je crevais des yeux, découpais des pattes, étouffais des petits, approvisionnais parfois le micro-ondes. Puis, la lassitude aidant, je me résolus à m’attaquer à des animaux plus gros : des chats et des chiens par dizaines, que je chassais la nuit tombée. Je goûtais aux plaisirs de la traque, me considérant de plus en plus comme un prédateur, un loup parmi les agneaux.
Je ne consultais plus de psy depuis un bon moment, satisfait de la tournure quelque peu étrange qu’avait pris mon existence. J’atteignais enfin la sérénité, ne tremblant jamais lorsqu’il s’agissait de disséquer un labrador vivant, de fabriquer des siamois à partir de deux angoras, un peu de fil de fer et une grosse aiguille. Je touchais enfin à cet équilibre fragile, si difficile à mettre en place entre mon Ying et mon Yang.
Je sais aujourd’hui qu’il n’en est rien. Il manque à mon parcours une dernière étape. J’ai agrandi mon atelier, fabriqué une cage solide à dimension humaine - mais maintenant que j’y songe, il ne serait pas inutile d’en construire une ou deux supplémentaires, en prévision de tortures plus subtiles. L’un regarde pendant que l’autre succombe ; on offre la liberté à celui qui ne criera pas, qui reniera formellement son frère, son conjoint, son enfant…
Ne mettons pas la charrue avant les bœufs, je n’ai pas réglé tous les détails. Mais il me tarde d’y être.
LA ZONE -
La vie moderne me fait chier. Je m’exprime peut-être un peu crûment, mais j’atteins un tel niveau de saturation que j’arrive de moins en moins à contrôler mes réactions. Je perds patience, je craque, je pète un plomb.
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Beaucoup trop lent, avec ces énumération de programmes télévisés qui m'ont profondément emmerdé. En plus, je hais les histoires de tueurs psychopathes, en tous cas faites comme ça, avec prétention au portrait psychologique (je ne sais même pas s'il est réussi ou pas, vu que je m'en fiche)
C'est marrant, parce que j'avais eu un jour l'idée d'une parodie de la chanson de Stéphane Eicher, qui devait finir par "Te feras-tu avorter pour Noël ?". Bon, en fait ce n'est pas marrant, mais c'est pour rebondir.
J'ai vraiment bien aimé. Et par "bien aimé", je veux bien sûr dire "envie de passer à tabac cet écrivaillon mou de merde, lui foutre un dernier coup de latte dans le bide et aller regarder le soleil se coucher à flanc de colline en chantant l'aimable Fanchon".
"je craque, je pète un plomb" ça résume tout le texte. Faites super gaffe les mecs, moi, quand je me mets à déconner sec j'vous dis pas, je pète un plomb. Et mêêêême, pour vous dire, parfois, juste parfois, j'en arrive à dire que ça me fait chier ! Dur dur...
Ouai.
Le plus dur c'est la manifeste sincérité de l'auteur.
Les chats, les chiens, les loups, les agneaux tout ça c'est bien MAIS EH LES SANGLIERS BORDEL OUKISON ?
DTCISON ?
Ah, si seulement.
À Boule, caniche nain, parti trop tôt.
Le petit Gregory, veinard,
Ne devra pas gagner des thunes.
Qu'il flotte au milieu des canards,
Fantômatique sous la lune !
Qu'il dérive vers les lagunes,
Pâle et triomphal asphyxié !
Moi, je jalouse sa fortune.
La vie moderne me fait chier.
Je sors du bureau, il est tard,
Et je serai payé des prunes.
Le temps passe et je prends du lard
Mais mon travail est sans lacune.
Chez moi : la Roue de la Fortune
Puis reportage animalier.
Un loup maigre hurle à la lune.
La vie moderne me fait chier.
Mon fils est un fameux connard
C'est une maladie commune.
J'ai dû le finir au pinard
Une nuit de trop pleine lune.
Mais je l'ai cogné sans rancune.
J'aimerais tant le réveiller :
Je ne veux pas être à la une.
La vie moderne me fait chier.
Ô Gregory, chacun, chacune,
Doit non te pleurer mais t'envier.
À moins d'être comme la lune.
La vie moderne me fait chier.
Cense, bordel, cense et pas sense !!!
Nihil, denonce-toi.
C'est moi.
Jamais réussi à m'en sortir avec ce mot, mais c'est pas de faute, ma mère était sous traitement au Cillit Bang pendant sa grossesse.