Quelque chose ne tournait pas rond. Il était posé au comptoir d’un bar miteux dans une ville de merde, et il réfléchissait. A ce qui ne tournait pas rond, surtout. Il se rappelait vaguement qu’il devait faire quelque chose. Un truc important. Il ne se rappelait plus ce que c’était, ce truc important. Ca avait peut être à voir avec le vieux. Il faudrait qu’il lui demande ça, au vieux.
Le vieux… Il n’avait jamais compris pourquoi la pègre locale se bornait à l’appeler comme ça. Des hommes, ici, y’en avait des plus vieux. Des plus moches. Des plus cons. Pas que le vieux était une bête d’intelligence, loin de là. Mais il n’était pas trop con, pas trop analphabète et pas trop ravagé par l’alcool. Trois avantages quand on vivait ici. On Lui avait raconté que le vieux était un ancien marin, qu’il avait vu du pays. Et que comme lui, il était venu se paumer dans ce trou à rats qui puait la merde sans vraiment savoir pourquoi. Il était arrivé un jour, avait posé une paire de valises vétustes sur le tapis miteux du bistrot et n’était jamais vraiment reparti. La rumeur circulait qu’il était dans cette ville pour fuir quelque chose. Sur la nature de ce quelque choses, il y avait trois hypothèses majeures : certains, majoritairement des pauvres paysans honnêtes regardant le vieux avec un dégoût relativement apparent, criaient à qui voulaient l’entendre qu’il fuyait la justice de l’ailleurs, et que ici aussi il n’était que question de temps avant qu’on s’aperçoive que l’on aurait dû le pendre au premier poteau le jour de son arrivée. D’autres, composés surtout de vieilles dames aigries par un célibat enduré depuis trop longtemps et se promettant quelques attentions charnelles de leur point de vue, croyaient dur comme fer que le vieux était un de ces romantiques forcenés, un poète, et que la chose qu’il fuyait était un amour impossible, quelque part dans une capitale riche et bien décorée. La majorité, composant le troisième groupe, s’en foutait, et répondait donc aux deux autres factions que la chose qu’il fuyait le plus était certainement l’hygiène corporelle. Le vieux avait fini par se voir proposer un boulot de serveur dans l’unique troquet de la ville. Celui-ci. Il travaillait dur quand la patronne regardait, et passait le reste de son temps à jouer aux fléchettes avec les habitués. Il habitait dans la chambre de bonne au dessus du bar. Une chambre vétuste et étriquée, sans fenêtre, sans confort, dans laquelle il y avait juste assez de place pour un lit en ferraille grinçant abominablement et un évier moisi. Ses valises, il les avait posées à même le sol, soigneusement fermées. Il ne les avait jamais ouvertes.
De sa chambre, les jours de congés, il suivait rixes et engueulades entre clients avec grand intérêt, n’omettant jamais d’écouter attentivement dés qu’il sentait l’affrontement, de quelque nature il soit, approcher. « Montre-moi comment tu te bats, et je te dirais qui t’es », avait-il pour habitude de dire quand on le lui faisait remarquer. Puis il crachait par terre et vaquait à ses occupations. Les autres ne l’intéressaient pas. La plus importante partie de son temps, il la passait à les moquer.
Les autres le lui rendaient bien. Les quolibets dont ils l’affublaient à voix basse à chacun de ses passages n’avaient rien de bienveillants. Il n’était pas rare que certains clients du troquet collaient volontairement quelques chewing-gums sous la table, afin que le vieux soit obligé de retourner la lourde construction en chêne pour la débarrasser du petit parasite collant. Ainsi, de petits coups bas en petits coups bas, les habitants de la ville montraient au vieux qu’il n’était pas le bienvenu. Sauf que le vieux, lui, s’en foutait éperdument. Et rien, il le disait lui-même, n’aurait pu le faire partir.
« Faut le voir comme ça », disait-il, « On voyage quand on est jeune. A mon âge, on prend racine. Et on ne bouge plus, on se trouve un endroit où crever tranquillement. » Pourtant, le vieux était certainement loin de sa mort. Certes plus de première jeunesse, il avait cependant gardé une carrure d’athlète qu’il entretenait régulièrement. Pour lui aussi, quelque chose ne tournait pas rond dans cette ville. Quelque chose le rendait immobile. Il avait oublié ce qu’il voulait. Il avait oublié d’où il venait. Il était resté ici, et s’y était installé définitivement. Même s’il n’en savait plus la raison, il était persuadé de l’avoir sue un jour.
Le vieux n’était pas le seul à avoir échoué dans cette ville dans laquelle la pollution grisait même les cheveux de façon méconnaissable, coincée entre des montagnes rocheuses et des plaines immenses blanchies par la neige. La majorité des gens n’y était pas par choix. Pour Mikal, c’était différent. Il avait fuit son pays natal, à la recherche de l’aventure, de la grande. Il avait voulu voir ce qui était au bout du chemin, et avait donc pris ses quelques frusques, un sac à dos, des billets de train et quelques boites de conserve bon marché avant de s’engouffrer dans une gare bruyante et enfumée. Et puis, au fur et à mesure qu’il avait fréquenté voies de chemin de fer, routes et petits sentiers boueux, il avait remarqué que le bout du chemin n’existait pas. Alors il s’était arrêté. Le premier village avait été le bon, et c’était tombé sur celui là. La bière était dégueulasse, mais on s’y faisait. Le travail, il n’y en avait pas, ou pas pour lui du moins. Alors il demeurait le plus possible assis au comptoir du troquet.
Il faisait froid. Dans la rue, les hommes emmitouflés dans des gros manteaux en laine vous bousculaient, dans l’espoir certain que vous fassiez tomber votre portefeuille, ou autre chose de valeur. Les clochards ivres morts dormaient à même le sol givré, teintant la neige de leur vin quand l’estomac ne jouait plus. Les quelques hommes et femmes de meilleurs milieux voyageaient en carrosse, écrasant de temps en temps un enfant jouant avec des morceaux de ferraille tombées d’une des grandes cheminées afin d’éviter l’arrêt tant que possible. Les quelques prostituées qui arpentaient les rues dans de longs manteaux d’une autre décennie marchaient vite pour ne pas laisser le froid s’installer sous leur dentelles miteuses et, quand elles accordaient leurs services à quelque ouvrier au visage rougi par les fonderies et le tord-boyaux artisanal, ne prenaient pas la peine de se découvrir, se contentant de s’allonger sur les poubelles d’une cour, posant leur joues sur les couvercles glacés. La pauvreté frappait. Il n’en avait jamais vu de telle. Les gens de la ville déjà étaient démunis, mais les paysans autour, pourtant d’apparences plus aisées, l’étaient encore plus, et beaucoup jalousaient les cheveux gris.
Il avait trouvé une petite chambrette chez l’habitant, qu’il partageait avec la fille ainée de celui-ci, une ignoble mégère aux allures de gouvernante. Quand il l’avait rencontré, il avait tout de suite pensé que la raison qui avait poussé le noble à lui accorder cette chambre était plus à chercher dans l’espoir qu’il ne puisse retenir une quelconque pulsion l’amenant tout droit à la maternité que dans la bonté de ce petit homme frêle, mal rasé et relativement lunatique. L’idée l’avait d’ailleurs effleuré, avant de faire la connaissance de la demoiselle. Il s’était dit que pour se réchauffer, ce serait commode. Ce fut sans compter sur ses 90 kilos, ses dents de lapin, ses yeux suintant la méchanceté et son teint jaunâtre.
Le noble était un brave homme, ayant certainement autant le sang bleu que la brosse à cheveux qu’il utilisait pour mettre un peu d’ordre dans les brins de paille gras et emmêlés de sa fille dans l’espoir de la rendre un peu plus présentable. Cependant, il aimait bien raconter que ses parents avaient étés contraints de fuir la révolution en ailleurs, qu’il avait échappé à la mort et que, bien qu’en ce moment les choses ne soient pas au beau fixe pour lui et ses semblables, un jour le rouge aura été massacrés. Et alors on le rappellerait à la capitale, lui, qui ne demandait que de servir le régime et qui avait le sang pur comme l’ivoire.
Bien sûr que personne n’y croyait. Il suffisait de voir ce vieillard tremblotant aux joues creusées par la consommation d’alcool de basse qualité pour savoir que ce pauvre fou là, s’il avait été noble et dans les bonnes grâces du régime un jour, il n’y retournera certainement jamais. En fait, on adoptait vis-à-vis du noble exactement la même attitude que vis-à-vis de n’importe qui ici : On le laissait parler, sans réellement l’écouter, ne lui répondant que par quelques onomatopées, politesse oblige. Et, comme tout le monde ici, cela ne le dérangeait pas plus que ça. « On s’habitue à tout, même à la solitude », avait pour coutume de dire le vieux.
Mikal avait toujours trouvé cette chambre désagréable, même quand sa charmante colocataire n’y était pas. La première chose qu’il avait remarqué en entrant était l’odeur, un mélange de vieux meuble, de tabac froid, de parfum bon marché et de poussière humide. Il avait fermé les yeux et ravalé sa salive, se concentrant sur autre chose pour ne pas vomir. « On s’habitue à tout », disait le vieux. Puis, il avait ouvert les yeux afin de contempler l’ampleur du désastre. Il n’avait pas été déçu : sur les murs, une tapisserie miteuse composée de bandes ocre foncé et marron clair achevait de se décoller. Dans l’évier, une araignée de 5 cm de long avait élue domicile et ne semblait pas penser en partir sans combat acharné. Le lit, un amas de tôle rouillée, grinçait au son du vent qui traversait les fenêtres, fenêtres qui avaient certainement été transparentes un jour. La poussière de la ville se nichait dans tous les recoins, dans toutes les petites alcôves dérobées. Au beau milieu, sur le plafond, il y avait un crochet, pensé pour accrocher une lampe que l’on n’avait pas jugé utile. La maison était, comme toutes les autres ici, dans l’ombre des chemins de fer et des cheminées. La chambre était donc, comme tout le niveau inférieur, plongée dans une pénombre de laquelle on n’apercevait que brièvement le soleil. Aucune lumière ne vint la sortir de cette pénombre perpétuelle. Le poêle à charbon semblait fonctionner, mais ne servait pas à grand-chose vu l’étanchéité des murs, des fenêtres et du toit. Mais, surtout, partout il y avait cette humidité froide qui gelait pendant la nuit. Un mélange de sueur, de pluie et de condensation. Il n’y avait que le lit simple, menaçant de s’effondrer sous le poids de la mégère. Il avait demandé un lit de camp, le noble lui avait dit, avec un grand sourire, qu’il n’en avait pas, qu’il devra donc dormir dans le même lit que sa tendre Eloïse, mais qu’il ne fallait surtout pas profiter de sa faiblesse sous peine de se retrouver avec un ennemi de taille comptant bien faire jouer ses contacts à la capitale. Mikal avait dégluti, en se jurant que jamais il ne lui donnerait pareille opportunité.
C’était sans compter sur Eloïse et ses longues années d’abstinence sexuelle. Le premier soir, il sentit une langue s’insérer dans sa bouche et chercher à lui caresser la glotte. Le deuxième soir, malgré ses tentatives de la repousser, elle confondit son sexe avec un fouet et lui en arracha une moitié en le masturbant. Le troisième soir, elle se vautra finalement sur lui. Ils copulèrent - bon gré pour elle, mal gré pour lui - tandis qu’il s’efforçait de ne pas regarder les yeux de ce cheval de trait à forme humaine sautiller dans leurs orbites, de ne pas sentir cette odeur de vieille carne mal lavée se dégageant de ses seins et de ne pas entendre ses bruits affriolants de putain que l’on chercherait à égorger. Il passa le reste de la nuit à l’espérer stérile.
Du coup, il préférait rester au comptoir et boire que de rentrer chez lui, et il essayait de s’absenter le plus souvent possible de son domicile, de peur d’y retrouver Eloïse se sentant déjà mariée ou le noble, la sentant déjà mariée. Il avait finalement arrêté d’écumer les rues quand il s’était rendu compte que la seule chose digne d’intérêt qu’il y avait, c’était la technique admirable de certains pickpockets. Bien souvent, le soir, il restait ivre mort, dormir sur le sol crasseux du bar. Et le matin, il recommençait. Ce qu’il avait cherché un jour, il l’avait oublié depuis longtemps.
LA ZONE -
= commentaires =
Il me plait bien ce texte. Il y a des maladresses du genre ou on se demande si tu t'es relu, et l'histoire avec Eloise est un peu lourdingue, mais j'aime bien l'ambiance que tu crees.
Au debut je pensais que "le vieux" et le narrateur etaient en fait la meme personne mais finalement non. C'est un peu dommage, ca aurait ajoute au personnage.
Pareil que Kirunaa en fait.
J'aime ton esprit d'initiative et ton independence.
Ouais, moi aussi.
a la base en fait le texte devait continuer. Toujours pour mener nulle part, mais donc j'introduisais des gens au fur et a mesure pour pouvoir continuer. Dont Eloise, qui n'a en soi rien à foutre ici. Comme d'habitude, j'ai changé d'idée entre les deux, et du coup j'ai laissé et posté. Pour ce qui est des maladresses : je me suis relu, je ne sais juste pas écrire.
mais merci des compliments, ça me fait vraiment plaisir. Surtout que c'est une première dans ce genre là pour moi.
Par ailleurs, le but même était de faire une description dans laquelle il ne se passe absolument rien d'intéressant, sans aucun bout véritable de réelle psychologie, d'intrigue, d'action, etc. Donc, au vu et des commentaires, et du résumé, je suis relativement content de moi.
a noter que je suis en train de travailler sur une suite (enfin, un texte différent, mais dans le même univers) qui paraîtra il se peut avant la fin du millénaire.
commentaire édité par Carc le 2010-1-3 14:55:1
Ou ca des compliments ?
Ça se laisse tout à fait lire, mais on se demande à quoi bon une fois arrivé au bout. Bon. Buvons.
L'ambiance me rappelle "un roman russe" de carrère mais une fois dedans je me suis ennuyée. C'est voulu parait-il, mais ça se tire pour moi impossible d'en venir à bout.
Le résumé et Dourak disent assez bien ce que je pense. Quand je suis arrivé à l'avant-dernier paragraphe et que j'ai vu ce qu'il restait, je me suis dit que j'allais assister au développement d'une intrigue et à la chute les plus rapides de l'histoire. Et puis en fait non. Un vaste sentiment de "Ouais, et ?", parvenu au bout, donc.
Bon. Puisque c'est un texte d'ambiance, parlons ambiance et style. C'est pas tellement dégueulasse, à ce niveau. Rien de follement original (du crasseux : check ; de la misère : check ; etc.), mais c'est suffisamment bien rendu pour être très comestible. S'il faut distinguer une réussite particulière, pour moi c'est peut-être le paragraphe qui débute par "Il faisait froid".
Il y a des maladresses dans le style. J'ai la flemme de relever, mais rien de très grave à mon sens, ou que tu ne puisses supprimer ou reformuler à la relecture.
Des trucs osef, aussi : ce qui m'a le plus frappé, dans l'anecdotique, c'est l'araignée dans l'évier, dont on se branle éperdument, pour le coup. Le "5 cm de long" m'a fait rire (OH MON DIEU? 5 CM ?§).
Et surtout, pourquoi développer des personnages comme le noble ou sa fille (ou même le vieux, en fait), si c'est pour saborder le texte deux paragraphes plus loin ? Quitte à décider, finalement, de faire "que" de la vanité crasseuse, autant assumer, et pousser l'idée jusqu'au bout.
Donc je soupçonne l'auteur d'être un petit foutriquet qui s'est délesté de son texte d'un seul coup parce que oh la flemme, ce qu'il a l'air de confirmer lui-même. C'est pas une attitude très constructive, camarade Carc.
(Et si je poste un commentaire de cinq kilomètres de long, c'est parce que je commente une fois tous les ans, et que ça me fait chier de voir que Carc est un gros branleur, alors qu'il y a visiblement du potentiel. Au boulot, sale syndicaliste.)
OH MON DIEU? 5 KM ?§
ET EN TANT QU4ADMIN? JE R2CLAME LE DROIT DE MODIFIER MES COMMENTAIRES SANS QUE 9A SOIT SIGNAL2? BORDEL DE MERDE §
Ta gueule, petit foutriquet.
Mais pourquoi tant de haine, soudain ?
La bonne réponse était "Ta gueule, sale con".
La haine n'a rien à faire là dedans, c'est purement idéologique. Réflexe antistakhanoviste.
Demain, aux aurores, sur la plage pâle et déserte. Choisis bien ton arme, social-traître.
UNE PELLE A TARTE!!!!!!!!!