Je dis leur nom sans vraiment l’articuler - très vite - peut-être pour que les frottements de la forêt et les gargouillis de l’étang couvrent tout juste mon murmure ; peut-être surtout pour faire tendre leurs oreilles vers moi. Les oreilles de mes femmes sont comme celles des chats, à cet instant précis. Je dis leur nom tandis qu’incrédules, elles contemplent l’étang flasque, et l’îlot des nénuphars dorés dont je leur ai parlé. Il n’est que gris jaunâtre, à présent qu’elles le voient ; comme tout le reste n’est que gris jaunâtre, au vrai. Je les nomme tandis qu’elles me tournent le dos. Sinon, je ne pourrais pas tirer. Je l’ai fait quelquefois. J’ai été déçu.
J’aime leur regard étonné, quand elles se retournent. Elles virevoltent très lentement, tout en tombant, et je surprends leurs yeux écarquillés juste avant qu’elles ne s’écroulent. J’aime ce regard et ses questions naïves ; j’aime le voir après l’implosion minuscule dans leur dos, entre leurs omoplates. Le coup de feu, la plaie grise de poudre et pas encore noyée d’écarlate, un infime instant, puis leurs pupilles. Un trou noir et sans âme, puis ces deux puits animaux, blessés. C’est très beau.
Mais je m’emporte.
On trompe son ennui comme on peut, à Pittleworth. Accoucheur d’une ville minuscule de rednecks consanguins, c’est un peu triste. Mais il fallait bien que quelqu’un le fasse. Pour rompre la monotonie bovine du quotidien, j’ai des jumeaux, des naissances par le siège, des fausses couches de temps en temps ; au mieux, un roux et les lamentations de la mère, et les imprécations de la grand-mère et, les jours de chance, le père qui tente de le renvoyer au diable à coups de pelle. Parfois, des malformés. Ceux-là, les parents les acceptent à la fois comme une malédiction, et comme une chance donnée par le bon Dieu de prouver leur valeur ; ils le chérissent comme personne. Sauf, bien sûr, s’il est roux.
A la fin de l’été pourtant, et jusqu’à l’automne, on vient me voir davantage. Les saisonniers sont nombre, et repartent sans crier gare ; mais un samedi soir derrière une salle des fêtes, parfois, ils laissent un souvenir de leur peau tannée et de leurs yeux plissés d’aventuriers de magazine, dans le ventre des idiotes de Pittleworth. Les patrons aussi, les gros, laissent un peu de leur gras dans le creux des cuisses et un billet dans la poche des servantes, un jour de canicule. Et puis il y a les frères et les sœurs qui découvrent la vie ensemble, sur la paille de la grange des parents ou derrière le cabanon des sanitaires, au cœur de l’ennui des vacances. Voilà mon fonds de commerce, voilà ceux qui font qu’à chaque saison, je vois arriver chez moi ces jeunes filles timides, aux regards débiles, aux seins crasseux, pour leur confirmer que non, elles n’auront plus leurs règles et jusque bien après la Noël, et que oui, les vomissements continueront encore quelques semaines, et que non, le porridge gardé trois jours dans son saladier sur la toile cirée de la cuisine de madame Johnson n’a rien à voir avec ces maux de ventre-là. Les filles elles aussi, à Pittleworth, trompent l’ennui comme elles peuvent.
En moins de cinq secondes, à leur arrivée, j’évalue la casse, et je prépare mentalement mes ordres et mon ordonnance, préparée de toute éternité pour leur cas, parce que leur cas fut aussi celui de leur mère, et de leur arrière-grand-mère, et sera encore celui de leurs arrière-petites-filles. Pourtant je le sais ; je devrais leur coller une trempe. Leur beugler les valeurs de la vie, celles qu’elles beuglent à l’église en carton-pâte le dimanche en rotant leur milkshake du matin, leur brailler leur connerie au visage et la postillonner sur leur front trop haut bouffé par l’acné. Je devrais. Mais je reste calme. Elles n’y peuvent rien. Elles viennent à moi, la peau plus pâle que la craie du sol, et leur corps se délite, tandis que leurs deux yeux brillent du feu de Dieu au-dessus de leurs joues de paysannes tachées de rouges, en l’attente du verdict : « Vous êtes enceinte ». Elles se mettent à trembler ; la lèvre inférieure en premier.
Alors elles sont fragiles ; alors je peux les apprivoiser. Alors je peux commencer à les sauver.
Le fœtus rougeâtre qui se forme en elle leur importe peu, au fond, ni mon ordonnance. Bon sens de paysanne. Elles pensent au reste. A la suite. Les gens d’ici n’ont pas d’amour ; ils ont des garde-manger et des traites à payer. Alors en quelques jours, parfois même en quelques instants, elles pourraient basculer dans l’immonde, dans le fatalisme outrancier de ces sales bêtes-là, dans l’apoétique et les nécessités rationnelles. Elles pourraient devenir, avant même la naissance de leur problème, des mères rednecks modèles, des sacrifices vivants. Moi, je les sauve de toute leur laideur native. Je leur donne le salut ; puis je reprends.
Il s’agit d’être plus fort que leur gosse. Plus fort que leur éducation. Plus fort et plus audible que leur roman familial déplorable, de les faire princesses et nobles quand elles sont filles de loques. Il s’agit de leur donner, quelques jours, quelques semaines, la chance de vivre, l’espoir de s’évader par le haut. Puis les tuer en plein vol.
Je n’aime pas qu’on meure vile ; je n’aime pas qu’on vive en victime. Ne dites pas que je fais le mal. Je leur offre le seul bien qu’elles auront jamais.
Ce tout premier jour, je les garde longtemps dans mon cabinet. Je leur parle. Je pose mes avant-bras et mes paumes à plat sur le bureau ; puis insensiblement, je me penche, pesant, solide, la masse de mon corps portée en avant. Elles sentent cela. La stabilité. Face au brasier des obligations, des projets secs et des fatalités qui commence à prendre, dans leur cerveau, c’est comme un autre brasier ; dans leur cœur. Une flamme de compassion qui vient leur caresser les sens. Je leur parle et leur parle encore, de ma voix la plus sourde et la plus profonde, et je ne les laisse pas repartir, pas même se lever, tant que je n’ai pas vu leur regard s’arrêter, cesser de fuir et de bouillir, et devenir d’une autre flamme, non plus celle, blanche, de la peur, mais celle d’un espoir en moi, d’une confiance et d’une forme de sérénité. Dorée.
Pourtant je n’ai cure de les apaiser. Bien au contraire. Je veux davantage. Deux jours plus tard, toujours, je les appelle. Je leur donne rendez-vous, un rendez-vous informel, dans un restaurant vaguement miteux, qu’elles connaissent bien ; celui où tout se passe, à Pittleworth. Pour excuse, je prétends avoir à leur donner divers conseils de nutrition pour leur grossesse. Mais je n’en aurais pas besoin. J’arrive toujours très en avance, je m’assieds, et je sirote une bière en les attendant.
Il fait une chaleur monstrueuse, dans ce restaurant. Un de ces wagons désaffectés puis transformés en cafétéria. Le délice des touristes ; mais les touristes, à Pittleworth, on les voit à la télévision. Pourtant le propriétaire veut bien faire, même pour les perdants qui lui servent de clients, ou pour l’honneur ; beaucoup de café dans les tasses, beaucoup de lait en poudre dans le café, beaucoup de sel dans les frites, et la climatisation au maximum. Fierté de plouc.
Moi, je tends l’oreille dans le silence et le crépitement de l’huile ; j’attends les pas de la fille, dans la poussière de la rue. Elles sont toujours à l’heure, et le plus souvent, cinq minutes en avance. Puis elles entrent, me trouvent dans la cafétéria vide, et s’assoient à mon invitation. Elles me fixent, tremblantes, à nouveau bouleversées, à nouveau perdues. En deux jours, je le sais, elles ont affronté les parents, les grands-parents, les amies vipérines (mais que je verrai néanmoins plus tard dans la saison, ou la saison suivante), les cousins et cousines fatalistes qui ne font plus que survivre, au même mal. Après deux jours, elles sont plus abattues et fragiles encore qu’au tout premier moment.
Lorsque la conversation s’engage, elles bafouillent, perdent leurs mots. Je les écoute avec attention, je surveille du regard leurs lèvres qui butent sur des « m’en sortir / ressources / trop tard » ; j’accompagne leur langue qui s’accroche à des « il faut que je trouve / tous contre moi / sais pas comment faire / parti sans rien laisser ». Dans leurs yeux, c’est d’abord à nouveau le vent froid et brûlant de la peur. Un vent de sel. Puis à mesure qu’elles me voient suivre leurs paroles à la trace, les accompagner, et pencher à nouveau mon corps au-dessus de la table, et mon regard qui s’enroule autour d’elles, l’autre flamme revient. Celle de l’oubli et de la fuite en avant.
Il ne faut pas plus de trois rencontres pour qu’elles soient à moi. Jamais davantage que trois rencontres. La troisième, je les mène au bord de l’étang qu’elles ne connaissent pas, voir l’îlot qu’elles ne connaissent pas, mais dont elles rêvent depuis que je leur en ai parlé. Voir l’îlot des nénuphars dorés, au milieu de la vase grise et poisseuse, voir la métaphore de leur vie. Après trois longues après-midi à se laisser peu à peu enrober par mes mots et mon regard, elles savent ce qu’est une métaphore, un nénuphar, l’or et l’espoir ; après trois longues après-midi à caresser leur imagination, à la charmer, à la faire danser hors de son panier d’osier sale, j’ai réussi à leur faire croire à l’or des nénuphars, et au bonheur malgré tout.
Et tandis qu’elles me tournent le dos et que je sors mon arme en silence, je sais leurs yeux illuminés encore par cet espoir, même fixés sur les fleurs pourries. Leurs grands yeux qui essaient encore de croire, même face à la réalité jaunâtre. C’est ce regard que je veux. C’est ma proie.
Puis j’enflamme une allumette, et tout en fumant, le poing serré dans ma poche et l’idée de leur regard noir pur et jaune sale au creux de mon poing, je souris de voir leurs cheveux onduler encore quelques instants dans l’eau épaisse.
LA ZONE -
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Textes précédents :
- Extrait du Faust, de Goethe
- Le pacte par nihil
- L'impact par Glaüx-le-Chouette
- Le trou par Aka
- Le vide par Hag
- La jouissance par Strange
- Der flammenwerfer par Glaüx-le-Chouette
- Le putain d'saïan par Lapinchien
- L'empreinte par Winteria
- Le feu par Aelez
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Plus ça va, plus j'écris comme une fille.
Va falloir que je me calme.
Ou que tu t'énerves plutôt ?
Qu'est-ce que tu vois d'ovarien ?
Moi je trouve que le style sert mieux le récit ce coup-ci, il est là et on le note, mais uniquement au service de l'histoire. Sauf ptêt les deux trois descriptions champêtres inutiles du début (surtout dans une histoire de consanguins, c'est pas la bonne ambiance). Sur le reste rien à dire, c'est bien écrit sans écraser le reste.
Alors que des fois, laisse tomber, quand tu te prends une écorce vive dans la gueule, t'es obligé d'aller t'allonger une heure avant de reprendre et tu captes plus rien.
Très bucolique et relaxant ce texte.
Moins brutal primaire et plus cynique, méchant, tordu...
Franchement Glo, je te préfère dans ce registre là !
Ce texte est cool. Il est lent, mais maitrisé, il effectue un intéressant aller-retour présent-passé courant-général pâtes-fromages tout en douceur, avant de rebondir vers la fin, qui, bien que prévisible, fait son office de manière fort satisfaisante. Ca manque par moment de force, mais au moins ça reste dans le ton.
J'aime les histoires lentes.
J'ai bien aimé, c'est maitrisé et va avec mon café-clope tardif de jour de grève. On sait où cela va, mais j'ai toujours un petit faible pour les histoires dont on connait la fin et assez bien faites pour que l'on se laisse porter vers elle sans broncher.
Un détail me choque néanmoins, c'est une certaine invraisemblance dans le déroulement systématique du scénario monté par l'accoucheur qui, m'est avis, se ferait bien vite repérer si comme il est dit, les filles en parlent autour d'elles, si il les rencontre dans ce resto miteux chaque fois, et que chaque fois elles disparaissent dans les jours qui suivent.
"Je n’aime pas qu’on meure vile ; je n’aime pas qu’on vive en victime. Ne dites pas que je fais le mal." J'ai bien aimé ça.
Ce texte porte un parler simple et une subtilité qui tape, semblable à celle d'amerloques que j'ai bien aimé lire. De l'inéluctable, bourrin et intelligent à la fois.
Ce texte, sans y repenser le soir, en hiver, versant une larme au coin du feu l'évoquant, whisky à la main pour le bonheur de mes petits enfants, je m'en souviendrai, je le sais.
En effet, c'est bien foutu. Habituellement, quand je lis un texte zonard, il y a toujours quelques trucs qui m'emmerdent, mais là, je n'ai rien trouvé à redire.
Donc c'est le même constat que les autres, à savoir lent mais maitrisé, impeccable.
Et pourtant, en voyant le titre que me faisait penser à "les faiseuses de magie" (où un truc approchant), je me suis dit que c'était mal barré.
Bon, c'est faible. Le ton je veux dire, pas le style. Le début met en scène un narrateur sympathique, qui annonce l'éradication de la connerie consanguine et vaguement psychopathe. Il s'agit d'un vrai personnage à teneur morale: "comme tout le reste n’est que gris jaunâtre, au vrai." Puis le texte bascule, et il devient une victime, des filles, de ses instincts. Il reste calme, et ravale sa fureur. J'ai trouvé ça dommage vu la substance du personnage qui semble éminemment haineux. J'aurais aimé le voir plus vindicatif, violent et artiste en somme. Là, il s'impose des scénarios et des images qu'il ne peut souffrir, et qui n'apporte pas grand chose au texte si ce n'est de brèves touches d'humour, peut-être même trop cyniques pour relever du comique. Car les critiques du narrateur sont cassantes, acerbes et impérieuses, mais restent au stade de pure spéculation. Mention spéciale à la dernière phrase qui tape de manière conséquente.
En bref, je trouve que c'est un texte de tarlouze bien écrit.
Ouais, un genre de potentiel de violence non-réalisé. Je trouve aussi. Surtout que je peux pas encadrer ces putain de bouseux d'arriérés, alors en planter deux trois de plus à la fourche rouillée en invoquant le Tout-Puissant, ça aurait pu le faire.
J'ai trouvé ce texte plat cvb, très plat cvb.
L'ensemble est traversé par une espèce de tension, même si le suspense est à peu près anéanti dès le début, ou qu'il s'évente au fur et à mesure (si, comme moi, on a dû relire trois fois le premier paragraphe pour piger) (et je pense pas que ça relève d'un souci de clarté, mais plutôt d'un problème structurel dans ma tronche de batracien) (encore que le premier paragraphe soit comme emballé dans un espèce de préciosité dans laquelle je rechignerais un brin à foutre mes harengs) (mais passons) et, sur ce point, je trouve que le texte est une réussite.
L'atmosphère redneck est pesante juste comme il faut ; d'ailleurs, j'aime beaucoup le choix des lieux évoqués dans le texte.
Une putain de bonne ambiance, donc.
À ce point de mon commentaire, j'écoute Charles Aznavour, et je tenais à le préciser.
Le souci, c'est, je sais pas, que le texte en reste là et flotte dans cette atmosphère sans jamais vraiment décoller, comme un Concorde qui fonce droit sur, mais en fait j'ai déjà fait cette métaphore quinze fois. J'essaie autre chose : ce texte me fait penser à Walk on the wild side, de Lou Reed : à la première écoute, on s'attend à ce que toute la violence larvée nous éclate à la gueule, mais en fait ça part jamais vraiment ; sauf que Walk on the wild side est trop bien, et ce texte un peu moins trop bien. Mais je me suis fait comprendre, je crois, et c'est bien l'essentiel.
Allez tous chier.
Moi, je dis Venus in furs pour la violence larvée, et pour le vice qui s'en dégage. Mais bon, ce texte est quand même moins bon que Venus in furs. Mais bon, c'est peut-être le clip qui m'influence...
J'ai du mal à choisir entre un banjo et un poulet, voulez pas m'aider ?
En ces temps où je requestionne très profondément dmc mon hétérosexualité, je vous remercie pour l'utile collaboration consistant à citer des ziques ouvertement gay en tutu en cuir. Vous m'aidez beaucoup.
Charles Aznavour est très loin d'être un pédé en tutu de cuir, tu sais. Ou alors ça remet en cause les fondements même de mon existence.
Attends, t'as vu sa coiffure ?
Je peux tout bonnement pas me rendre à ton argument, navré ; t'as cessé de faire autorité en cette matière il y a bien trop longtemps.
Va pour les cheveux, mais pour ce qui est de la légendaire capacité des homos à se repérer entre eux ?
Afin d'intervenir au sein de ce passionnant débat, je tiens à souligner que le fait de qualifier le texte par le terme de "tarlouze" n'a à voir ni avec l'homosexualité, ni avec l'auteur. Voilà.