C’est quand je m’y suis remis que les ennuis se sont formés en nuage de mauvaise augure, gris comme les ballons d’une fête aux convives éméchés sur explosifs. Mathilde par surprise m’avait convié à un déjeuner dans une brasserie sur les premières hauteurs du quartier de la Croix Rousse. Elle installait ses grandes tiges de greluche sous la table, plissait sa longue jupe comme un mouchoir autour de deux allumettes mouillées. Ses longs cheveux bruns coulaient par-dessus son visage fin.
« Ça fait longtemps maintenant qu’on essaye et sans succès… »
Elle m’entretient des aléas de sa non-encore-avenue maternité. J’essaie de compatir du mieux qu’il m’est possible, je l’écoute attentivement et à renfort d’hochements de tête. L’étage d’en dessus c’est un road 66, un pub et tout à la fois boîte de nuit dès qu’elle devient maîtresse des cieux, où nous passions, avec Asa et Jean, des soirées entières à nous défier au billard. Pour avoir deux équipes de deux, nous recrutions parmi les donzelles croisées l’heureuse élue au sein de notre fameux quatuor. Comme toutes les élections, ça manquait singulièrement d’enthousiasme, côté candidature, et la décision se rangeait bien vite au cou de la seule charmée à l’idée d’une partie à l’œil, qu’en contrepartie nous gardions sur elle suivant ses atouts physionomiques.
J’en viens à évoquer ces soirées là avec Mathilde, je change volontairement de sujet. Ma claque de ces histoires d’en cloque, ou pas en cloque ! Je l’ennuie. C’est une fille que j’ennuie avec aisance, Mathilde, que j’excelle à motiver pour la fuite. Elle nouait ses cheveux pour former deux tresses sur les côtés, à la manière d’une toute jeune fille, les premières fois où je la rencontrai avec David. Aussi entortillées que ces nattes sont nos relations avec les gens sur notre croisière aventure nommée la vie. Savoir qui nous veut du bien ? du mal ? dans ce branli-mélo aux faux airs de grande passion et qu’on constate, de près, rafistolé avec de bien basses intentions matérielles, et autres besoins du moment, occasions de saisir une chance au détriment d’un inconnu que vous vous découvrez être aux yeux de la belle pour laquelle votre naïveté déjà avait préparé le meilleur des mondes dans votre profond et intérieur univers personnel.
« J’ai travaillé dans l’édition sur Paris, c’est là qu’on s’est connus, David et moi. »
Elle m’avoue aussi avoir aimé mon livre, ma terrible façon de rendre compte d’événements cruciaux du point de vue humain… De son point de vue de femme et copine de David, le crucial c’est surtout la progéniture qu’elle souhaite avoir, je le comprends de mieux en mieux. Elle triture ses mains sans arrêt. Etrange, cette manie des mains que prennent les gens pour vous demander une faveur… sûrement une façon de mimer l’étranglement en prévision… Ses approches, son cirque de louange, mettaient en place le matelas sur les abords duquel elle comptait m’allonger coopératif. Je le pensais ainsi au figuré, je m’imaginais ce grand lit déborder de la chambre dans la maison de Polleur, et moi près d’en chuter, quand elle me bascula soudain dans le sens littéral de ma métaphore.
« C’est pourquoi, Gaston, tu vas nous aider à avoir cet enfant. Ça sera l’affaire d’une nuit, si l’on s’y met convenablement. J’ai pensé à demain soir ; il faut encore que David confirme, il risque de rentrer tard, mais ça devrait aller. »
Les bafouillages de mon esprit s’en échappaient par gouttelettes mouillant mon front, tandis que mes cordes vocales se pendaient d’elles-mêmes à leur silence. Je quittai Mathilde précipitamment pour joindre David, mais le vol des garces est plus rapide que la volée qu’elles manquent de se recevoir à la figure et, dans son bureau, sa Mathilde déjà me précédait que je venais à peine pourtant de quitter.
« C’est hors de question ! Je participerai jamais à vos cochonnes tentatives de création !
- On veut une fille… une jolie petite fille rien qu’à nous deux…
- Non David, je peux pas !
- Et qu’est-ce que donc t’as de mieux à faire, Gaston ?
- … Un livre ! J’écris un livre sur l’histoire d’Uwonkunda. »
Uwonkunda, c’était une des victimes que j’avais mises en scène dans le livre. Une jeune fille d’une huitaine d’années qui finissait dans le sang son court passage sous ma plume et par conséquent sous la machette. Un fait des plus inspirés par l’expérience…
Mathilde elle soutenait son homme du regard, bien le sens exact de ce mot, « souteneur »… Elle l’encourageait à m’envoyer les prunes noircies par la décision à laquelle je m’essayais d’échapper.
« D’accord… Uwonkunda, Gaston, on l’appellera Uwonkunda si ça te fait plaisir ! »
***
En 2004, pour célébrer le dixième anniversaires des événements, ils ont organisé un grand nombre de manifestations, plus ou moins culturelles, à la télévise et dans d’autres lieux autorisés. Particulièrement, nous fûmes conviés à un débat sur « Mémoire et réconciliation de l’Afrique noire ». Il y a une Afrique blanche aussi, c’est vrai, et il serait dommage de les confondre toutes deux.
Lors des exécutions publiques des personnes condamnées pour participation ou incitation au génocide, en avril 1998, une bonne partie de l’audience avait applaudi. Il s’agissait d’étrangers, sans doute, les mêmes si prompts à dépêcher des camions pour rechercher des restes humains, afin que le président Clinton puisse se recueillir devant quelque chose et ne pas subir de plein fouet le refus des familles d’exposer leurs morts. L’Afrique comme on la voudrait ici, une Afrique blanche du blanc des neiges qu’elle ne connaît que trop peu, une Afrique propre.
Je briffais Asa avec l’aide de David sur les questions qu’on lui poserait durant l’entrevue. Dans les studios les fils rongeaient le sol et ne laissaient de place que sur un plateau où la lumière, fainéante partout ailleurs, surgissait comme celle d’un projecteur sur un prisonnier en fuite. C’était un abri ; les ombres s’y croisaient et constataient leur effacement, à l’image d’un compagnon rencontré trop longtemps après et à qui on n’aurait plus rien à dire ; des corps de caméras et les murs griffés de technique pour seul décor assuraient la calme respiration du temps dans ces lieux.
« Je te l’avais bien dit qu’ils cachaient quelque chose ce soir, Gaston » vint me confier David. « Plus encore que d’habitude, je veux dire. Tu sais, Straton Byabagamba ? Il devait venir, ce soir. Ils lui ont coupé une main, Gaston, chez lui, à la machette.
- Une seule ?
- Oui. La droite, pour l’empêcher d’écrire, certainement.
- Ah.
- Quoi, ah ? Tu te fous de ma gueule, ou bien ? Tu m’as bien entendu ? Ils pourraient bien te faire la même chose et tu trouves que « Ah » à sortir de tes grandes lèvres ?
- Bah, je suis gaucher. »
Avec de telles répliques, j’en viens parfois à regretter de pas être moi dans la lumière. Je ferme les yeux et je cesse pour quelques instants de faire le nègre. C’est toujours la même scène : un tirailleur à mes côtés plie son costume et son sourire blanc avec ; un Twa avale une fléchée d’hormones croissances ; un nomade troque, non, vend sa monture pour une montre ; au sud on range les pancartes… mais les gens continuent d’applaudir. Il faut croire que notre petit numéro n’est pas terminé.
Jean de dieu et moi mangions un en-cas durant les débats. Ils abordèrent un instant la question de la responsabilité française pendant les événements. Je déclarai que pour ma part, j’approuvais le concept du « tous responsables ». Jean de dieu me fit des yeux immenses et s’exprima pour l’unique fois depuis nos retrouvailles sur le sujet :
« Qu'est-ce que tu me dis, Gaston ? tous impliqués ? tu te fous de ma gueule ? tu moques ma gueule mon vieux ? »
Il me devançait avec ses yeux gros pour le conflit. J'allais répondre, et puis...
« Tu t'es p't'être oublié en train de lui ouvrir le ventre, la petite ? T'as la mémoire qui te coule facilement l'encre comme une bonne larme qu'on essuie pour draguer ? Uwonkunda, Gaston, quand tu l’as plantée, dis-moi, est-ce que c’est Mitterrand qui t’a prêté son bras ? Je t'en prestidigiterais des "tous impliqués", moi, mes fesses, oui ! Ils ont rien participé du tout, ici ! La dernière fois qu'on les a vu se bouger pour des pareilles, c'était de bien loin, de leur fauteuil, dans un seulement rôle d'assistant, de suiveur, de chef de gare. Et ça n'a rien à voir du tout, s'en faut d'années lumières ! Tes livres ont rien à voir du tout, non plus. Tes historiettes deux billes trente-cinq. On apprend rien avec les histoires, Gaston.
- Alors pourquoi tu me laisses écrire tout ça ?
- Parce qu'il faut que quelqu'un justifie, Gaston. Il faut qu'on en finisse dans un bon feu immense où viendraient se réunir tous les enfants de nos femmes. Et nos femmes et nos hommes qui se regarderaient danser devant ce feu. Tu sais comment les allemands ont survécu de leurs horreurs à eux ? Par Nietzsche ! Goethe ! Tu connais Erika Mann ? Même pendant qu'ils savonnaient, Gaston, ils avaient des Erika Mann ! Fille de Thomas ! Sœur de Klaus ! Une lesbienne, tu comprends, Gaston ? On a qui, nous, hein, pour nous en sortir ? Les seules putains de fois où j'entends le nom de mon pays dans ce foutu monde c'est pour signaler un singe nu avec une grande machette. Tu veux savoir notre problème, Gaston, le problème des putains de nègres, Gaston ? »
Je n'ai jamais compris l'animosité d'une partie de la soi-disant "communauté" noire envers Michael Jackson. Quand on voit les efforts et le bruit générés par cette même frange pour obtenir l'égalité, ils devraient se réjouir qu'un des nôtres ait poussé à un tel degré l'assimilation.
Même s'ils se rattrapent avec bonne volonté, les noirs ont quelques leçons de racisme en retard. Ils copient, mais copient mal. Ils visent trop haut. L'épuration, les massacres, les grèves de la faim (déguisées en famine), alors qu'un peu de littérature, - et pourquoi pas, une religion ? - un peu d'histoire suffisent amplement. Les blancs l'ont bien compris, mais chez eux c'est naturel. On ne lutte pas contre la culture des gènes.
Je crois avoir saisi le problème des putains de nègres, comme le disait Jean de dieu. Moi, je vous le dis, nos nègres veulent le paradis, mais ne veulent pas mourir.
Je passerai sur l’interview elle-même. Ils voulaient du pittoresque, il suffisait à Asa de suivre le mouvement, je leur en avais déjà donné avec ce livre. J’y ai même mis des crocodiles. Un journaliste a un jour écrit : « Sans le nom de cette petite fille, Uwonkunda - paix à ses ossements ! - on ne saurait vraiment dire où se déroule l’action de ce livre. Aucune indication spatio-temporelle n’est fournie par l’auteur. »
On sent l’esprit de fraternité s’étendre, la science-fiction me rejoint, la scène s’agrandit et un océan olympique rouge, jaune et vert submerge l’obscurité de notre spectacle.
***
Le printemps s’est installé sans rien dire et dehors ils ont fini par enlever les grandes toiles sur les vitrines, imposées depuis que des cons y restaient la langue collée dès les premiers gels. Sur les voitures on avait remis les hauts parleurs et la radio jouait cette année-là un titre de rock’n’roll dont se moquaient les enfants les plus jeunes. Comme ils n’en avaient rien à foutre, ces choses là n’étant pas de leur âge, ils avaient assemblé avec de vieux os et de la pâte à modeler des grandes échasses d’au moins un bon mètre cinquante de hauteur. Ils y montaient dessus avec appétit, ce qui ne manquait pas d’alarmer les adultes, à leur retour des soucis internes, quand ils les croisaient. La tête bien droite, ceux-ci finissaient par se souvenir de la mode des culottes courtes et, sans doute par une association d’idées pleine de coquilles, rougissaient d’imaginer de tels défilés.
Les yeux allumés de ferveur, les yeux devenus le nouveau foyer de leur ferveur, le plus hardi des enfants dominait les ébats de ses camarades, restés à hauteur de torse, et dont les effusions rappelaient au trottoir feues les dernières neiges. Ils sautillaient, se rendaient encore plus petits, entouraient le déplacement de leur leader, se séparaient en perdant parfois l’emploi d’un pluriel, bousculaient des passants, grondaient le brouhaha de la circulation d’onomatopées sans fin, et cela sans sourciller de fatigue.
Adrien - du haut de ses épaules se tenait sa tête allongée, presque ovale, qu’agrémentait un nez écrasé, renfrogné, et un sourire peu habitué à être de sortie, caché par des dents aussi blanches et rouges que ses yeux, allumés de ferveur, yeux… etc. - Adrien donc, ainsi s’appelait le petit bonhomme à pied sur les échasses en train, comme on s’en doute avec autant de moyens de transport, d’avancer près de la route. Sans doute pensait-il au confort extrême que constituerait un trône qu’on viendrait fixer sur les échasses, pour peu qu’on convainque ses camarades de faire avancer le tout pour lui. Ça ne serait pas plus difficile que ça, ajoutait-il en défiant un curieux adulte qui levait le menton pour l’observer et à qui il marcha sur le pied.
Jean de dieu râlait tout en tirant à l’aveuglette sur la pute embarquée à l’arrière du hummer avec nous. C’était un râle musical, que le sien, à Jean de dieu, avec une empreinte basse et lente comme s’il avait fallu tremper dans de la boue ses cordes vocales. On jouait un vieux disque d’Alison Krauss, suffisamment peu fort pour ne pas recouvrir l’hymne saisonnier de notre pays avec de la country. « Gaston ! » qu’il gueulait Jean de dieu, « la petite demoiselle te demande d’aller plus vite, t’es sourd ou bien ? »
A la façon oblique de son corps de tomber entre deux sessions, on eut plutôt dit que c’était à son amant qu’elle s’adressait, la jeune demoiselle, mais aucun de nous ne lui fit la remarque.
Le hummer était noir, avec une antenne gigantesque sur le toit. Listés dans la colonne noire, il y avait aussi : les sièges, les vitres, le volant ainsi que le levier de vitesse. Seules quelques taches blanches ou rouges çà et là autour de la pauvre demoiselle dépareillaient, toutes comme des yeux.
Plusieurs mètres à l’écart, Asa réfléchissait sur la table basse que chérissait Jean d’un œil. Une fumée rebelle s’endormait autour des vêtements en formant des nuages que comptaient déchiffrer nos regards.
L’aspect fumée de la couleur des vitres nous privait du paysage qui n’aurait sans doute pas hésité, entendu sa pauvreté, à nous apitoyer.
La phase correction de « Uwonkunda avec la mort » traînait en longueur. Asa et David souhaitaient que je leur livre un premier chapitre au moins pour la fin du mois. Les discussions stoppèrent dans ces eaux là, quand nous percutâmes je ne sais quoi, et ça s’est surtout senti au moment où j’ai freiné, parce qu’autrement la demoiselle elle seule couvrait avec ses cris à la fois la bluegrass que distribuait le ghetto-blaster de Jean de dieu, et le bruit du choc.
C’est alors que nous sommes sortis et sur le trottoir déjà ils étaient beaucoup à faire des commentaires, tous autant journalistes dès que ça les avantage. Avec la lumière vive du dehors, nos yeux s’interrogeaient sur les formes environnantes, et il nous fallut cinq bonnes minutes de décalage solaire avant de remarquer le petit garçon au milieu des décombres d’os et de pâte à modeler. Ses camarades sautillaient autour de lui. Le petit bonhomme avait le nez très écrasé et une intolérable impression de mocheté se dégageait de son visage en même temps qu’une coulée de sang rouge et noire embarquait une fourmi dans son lit en amerrissant au sol.
***
Dans le couloir qui mène à la salle d’attente de l’hôpital, y avait d’absolument tous les types de guigne et de guignols, et pas que des purs-sangs. Tous ils avaient roulé leur bosse suffisamment dans la merde pour lui donner leur teinte personnelle, leur touche originale. L’individualisme de l’homme, il commence dans la maladie, le malheur. C’est là qu’ils le cherchent spécialement rien qu’à eux, sans partage possible aucun, qu’ils le collent tellement auprès de leur poitrine qu’ils en finissent tous avec des difficultés monstre pour respirer et s’en remettre. Qu’ils le gardent même sous leur oreiller, ce malheur, et qu’à chaque fois que se retourne dans la nuit ce coussin, il imprime un peu plus leur face des millions de déboires qui se maintiennent là-dessus pire que des morpions aux fesses.
Il se dispersait quelques odeurs, et mon nez remarqua sans tarder cette fredaine de dame la bonne senteur, qui cependant croissait à mesure qu’il arrivait des malades en attente d’un traitement d’urgence. Elles devaient venir du bas, toutes ces odeurs, puisqu’en montant elles prenaient de l’ambition jusqu’à former vers le plafond une sorte de nuage d’un rouge tirant sur le rose qu’agrémentaient de fades tares blanches. Des dents.
L’infirmière qui me permit de rejoindre la chambre du petit garçon s’appelait Maureen, elle avait de longues jambes que caressait une peau claire, tendue, et parfaitement adaptée à sa ligne. Ses cheveux se touchaient entre eux, et avaient la consistance un peu paysagère des tas de pailles assemblées au travers d’une vitre. Elle appuyait son bloc-notes sur sa poitrine en me parlant des blessures du garçon, comme pour se protéger de ma réaction. Elle était nouvelle dans le service, et me demanda d’un air gêné de ne pas faire attention à l’apparence du petit garçon que le traitement avait encore empirée.
Il était allongé de biais sur le grand lit où on aurait pu en abriter cinq des comme lui. Les brimades reçues durant le trajet vers l’hôpital s’oubliaient dans un coin de son visage, aux côtés de la sorte d’oreille qu’il avait de collée sur la joue et de la touffe de poils qui lui servait de cheveux. Son œil gauche s’ouvrait avec une minute de retard sur le droit, et il ne réagissait qu’alors, parce que le plus rapide des deux n’affichait pas l’image convenablement.
« Il… il est noir… ?
- Il est arrivé ici complètement sale ! Une fois lavé…
- Non je vous dis ! Il est noir, je le vois noir !
- A peine métis… »
Je suffoquais de mon incompréhension. Tout de même, dans un hôpital, avec les murs si blancs, les conditions parfaites d’hygiène…
« Je dois sortir… prendre l’air… respirer… Je repasserai. Dites lui que je repasserai. Dites-le à ses parents. J’aimerais rencontrer ses parents. »
Dans le couloir je croisai Asa qui m’attendait.
« Gaston, tu tombes bien ! David vient de m’appeler : Mathilde va accoucher ! Tu viens, on rejoint la maternité, c’est pas loin de ce service.
- C’est un garçon ou une fille ?
- M’enfin, Gaston, David nous l’a dit ya pas deux jours encore : c’est une fille bien sûr !
- J’aurais pourtant… juré que c’était un petit garçon…
- Qu’est-ce qu’il y a ? T’es pas bien ? C’est à cause de l’accident de tout à l’heure ? C’est pas ta faute, c’est dangereux ces grandes échasses, les gamins devraient pas monter si haut. »
En traversant les couloirs, je remarquais au personnel des allures de conspiration. C’est sûr, on cherche à nous avoir.
« On est en sous nombre, Asa ! Il me faut Jean de dieu ! Où est Jean de dieu, bordel de lui ?
- Du calme, on marche vers lui, il nous attend sur place. »
Mais ya aucune forêt ici aux alentours… La lumière est faible, mais présente de partout, et la clarté rend les locaux plus dignes encore d’un traquenard. La France veut laver son nom pour ses erreurs passées. Je la sens se tricoloriser en moi, m’agripper les chevilles pour m’empêcher de courir, comme si des cadavres sortaient du sol où ils n’étaient qu’à peine ensevelis. Certains, même, ne le sont plus du tout.
« Asa, ya des cadavres partout ! Ils les exposent ces salauds ! Ils en ont pas inhumé un ! Ils vont venir se venger maintenant ! »
Je ne peux plus me permettre d’attendre Mathilde… les femmes enceintes sont les premières condamnées dans ce genre… Je cours, je rue mes jambes à mes épaules, je suis transporté par la cadence ! Asa me suit avec difficulté.
« Dépêche Asa ! Au pont ! On traversera jamais le pont sain et sauf si on traîne trop ! »
Tous les médecins avec leurs MP importés me font pas peur, un blanc me suit, couvre mes arrières.
« Dis que t’es américain Asa ! Parle surtout pas français ! Don’t speak french, be careful ! They don’t like France ! »
A force d’aller ainsi droit au travers des gens, je me heurte à une grande masse. Je crains un moment le pire, puis la tête que je vois m’inspire confiance. C’est Jean de dieu !
« Mon Jean ! Je pensais t’avoir perdu avec Léon ! T’as des nouvelles de Léon ? Comment tu t’en es sorti, toi ? T’es poursuivi ?
- Qu’est-ce que tu racontes ? Je viens de voir la petite Uwonkunda. »
Pourquoi est-ce qu’il dit ça avec un tel sourire ?
« C’est qu’un fantôme ! On l’a tuée ! Je lui ai ouvert le ventre ! Tu te rappelles peut-être pas ? Faustin s’en souviendrait ! Où est Faustin ? Il pourrait nous aider, lui…
- Ta gueule ! Je te parle de celle de David et de Mathilde, leur Uwonkunda.
- Mais c’est pareil ! Il lui viendra les mêmes histoires ! T’as vu le gosse que j’ai renversé, Jean ? Tu l’as regardé bien dans ses yeux tout plein hideux ? Moi je l’ai vu, et ce que j’ai vu c’est la même chose que chez tous ses putains de métis de mes deux, qu’on voit fleurir ici et puis chez nous, de même ! Ya une méchante lueur dans leurs yeux… Il leur manque quelque chose qu’ils cherchent une vie durant et qui manque visiblement qu’à ceux qu’ils croisent dans la même situation bâtarde qu’eux-mêmes. »
Je reprenais mon souffle et déjà plusieurs infirmiers venaient avec de quoi m’attacher et me rendre docile. Par-dessous leurs blouses bien blanches et leur air calme de blancs mal rasés, je pouvais voir dépasser des armes, des seringues plus pointues encore que n’importe quelle arme blanche. C’est entendu. C’est signé. Ils ne me laisseront jamais. Et s’ils s’en vont, ça sera en tirant sur les ficelles affreuses et marron comme des bateaux, et qui pendent le soir, et le matin aussi, et pendant la journée quand tout un chacun part se chercher dans le reflet des beaux mirages sous le soleil des cris. En tirant sur les ficelles qui tirent elles sur ma peau en imitant les poils d’un homme qui ne pèsent rien et ne couvrent plus grand-chose.
« Voilà, monsieur, vous allez suivre la lumière des yeux… inutile de bouger, vous êtes en sécurité ainsi que tout le monde, maintenant…
- Attendez s’il vous plaît avant de l’emmener ! Gaston !
- C’est dans leurs yeux, il leur manque quelque chose. Ils attendent eux aussi leur génocide. »
LA ZONE -
[...] A cette époque, la presse allemande était pleine de récits d'atrocités commises par les sauvages Simbas, au Congo. Le monde civilisé était indigné. Alors, voilà : les allemands avaient Schiller, Goethe, Hölderlin, les Simbas du Congo ne les avaient pas. La différence entre les Allemands héritiers d'une grande culture et les Simbas incultes, c'est que les Simbas mangeaient leurs victimes, alors que les Allemands les transformaient en savon. Ce besoin de propreté, c'est la culture.
(Romain Gary, "La danse de Gengis Cohn")
(Romain Gary, "La danse de Gengis Cohn")
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Au moins y a un genre de conclusion. Il a quand même fallu se fader un paquet de pages de vide pour en arriver là.
Ouais, d'accord. Mais bon, j'ai survolé une bonne partie du texte, qui est plutôt chiant. Des fautes aussi. Enfin bref, je peux parler, mais je trouve ça moyen.
Les fautes ça m'intéresse ; plus facile à voir chez les autres que chez soi. Ah merde, j'ai 4 mois de retard ?