Le menu posé sur la table, sobre, en lettres gothiques pas trop surchargées, indique comme toujours un seul plat - mais une inscription inédite vient l'ornementer : "Surprise du Chef". Depuis longtemps j'ai rassuré mes camarades en leur expliquant qu'il ne s'agissait ni d'une hérésie gustative, ni d'un plat supplémentaire, ce qui eût été inconvenant.
Les galettes sont sorties du four. Préparées par le meilleur pâtissier du pays, la chère sera à la hauteur des cent convives réunis. Je leur ai consacré ma meilleure farine, et je m'entraîne depuis vingt-huit ans maintenant.
Nous sommes cinq à découper vingt galettes chacun, de nos couteaux affûtés la veille, étincelants d'aiguisage. Je sors, pour ma part, ce qui par la taille ressemble à une flamberge sans ornements - qui suscite quelques rires bon enfant. Le respect de la tradition n'empêche pas ce genre de facéties, tout le monde en convient ici. Chacun reçoit sa part, distribuée par une pelle en argent, dans une assiette simple et blanche à peine ornée d'un liseré doré.
Dans un silence recueilli et gourmet, nos cuillers luisantes jettent tous le même reflet alors que nous entamons notre part - croustillement de la surface dorée et feuilletée, la pâte ferme et sucrée cède et invite notre bouche à la saisir, oui, à s'en emparer.
Dès la première bouchée, un frisson parcourt la tablée ; mes compagnons sont pris par la substance parfumée de la frangipane qui distille ses arômes contre leur palais, alors que leur salive l'humecte - il y a de surcroît le frisson de la surprise, sait-on jamais, un peu de chance...
Après cinq bouchées, Charles se lève lentement, fier, et extrait entre le pouce et l'index une fève dont chaque recoin a été expurgé de la pâte. Nous sommes tous ravis pour lui, il attendait ce jour depuis vingt-cinq ans ; c'est un des plus ancien fidèles.
Rapidement, nous sortons sans finir encore nos parts, dans la cour, sans un bruit. Michel, comme tous les ans, exécutera la volonté du nouveau roi. Celui-ci se tient face à nous, heureux.
La balle creuse un trou rouge au milieu de son large front dégarni, et il s'écroule face contre terre, un éclat d'une splendeur crépusculaire éclabousse sa pupille... Tous l'envient ici ; et cette année, pour éviter qu'il y ait autant de déçus, j'ai préparé une annonce qui devrait faire son effet.
Après que nous sommes rentrés, que chacun s'est rassis pour donner à mes galettes la dégustation parachevée qu'elles méritent, j'attire l'attention sans tapage :
- Mes amis, l'instant annoncé par le menu arrive. Je vous sens intrigués : je serai franc et direct. J'ai appris il y a deux mois que j'avais un cancer du poumon qui me laissait environ une demi-année à vivre.
Murmures enchantés et approbateurs, rapidement tus.
- Et puisque plus jamais je ne serai là pour mitonner la pâte, j'ai empoisonné la moitié des galettes. Pourquoi la moitié seulement? Parce que je veux que vous appréciiez comme jamais cette part - le suspense! Bien entendu, l'empoisonnement n'est là que pour désigner les élus - un tirage au sort.
Une voix s'élève.
-"Ami pâtissier, tu sais pourtant que mon voeu est de mourir pendu. Stanislas, lui, veut que tu le cuisines de tes mains. Nos souhaits auront-ils le temps d'être exaucés?
-Rassure-toi, ils le seront. Le poison est lent, nous avons le temps."
Chacun savoure et mange avec entrain - c'est l'Epiphanie de ma carrière, comme je l'attendais.
Nous sortons tous - je révèle les noms de ceux qui ont été empoisonnés.
Ils s'accordent sur leur ordre de passage : ceux qui seront exécutés au fusil en premier, puis les pendus.
Quatre exécutions se suivent, Michel abat de la besogne méticuleusement. Puis nous pendons les candidats à notre orme, qui n'avait jamais rêvé de porter d'aussi beaux fruits se balançant dans la brise. Leurs langues tirées et leurs yeux exorbités, leurs convulsions suscitent l'admiration ; dans le silence de chacun, on entend distinctement se disloquer les vertèbres, et on imagine la moelle épinière se distendre à se rompre.
Dix-sept beaux fruits gorgés de jus encore tiède ne font pas rompre les branches solides.
Les vingt deux décapitations, bien que laissant craindre une certaine monotonie, sont éblouissantes. Lors de six d'entre elles, les volontaires ont demandé à ne pas être complètement coupés du premier coup, afin de savourer l'instant. La plus belle, je crois, fut celle de Bernard, trentenaire dégarni, dont le visage illustrerait à la perfection une publicité pour ma collection de couteaux de boucher. Il m'a demandé une faveur : je serai son bourreau.
Sur une table transformée en billot improvisé, la tête de Bernard et sa désarmante calvitie reposent au milieu des marques de hache laissées par Michel, dans la tiédeur moite du sang qui colle quelques-uns de ses cheveux. Ses mains ne sont pas ligotées, il tiendra jusqu'au bout. Il transpire fortement, sa respiration s'est accélérée, cependant il maîtrise l'essentiel de ses fonctions vitales et n'oublie pas sa correction habituelle. L'Hymne à la Joie de Beethoven fait entendre ses premières notes, comme demandé.
Le premier coup que j'assène à l'aide de mon couteau à sushis, pour notre plus grand plaisir, échoit à une vertèbre qui empêche la section trop rapide de la moelle. Puis un coup au bas du dos : ses jambes tressautent, sa chemise se teinte de rouge, il râle plus qu'il ne respire ; je le coupe presque en deux, il serre les mâchoires et ne geint pas. Mais il faut faire vite, il perdra conscience dans quelques secondes.
Le tranchant de ma lame fait durer le plaisir juste à la base de son crâne, en ricochant volontairement sur lui - et enfin, le coup de grâce, ses yeux s'écarquillent puis s'immobilisent alors que son corps tressaute encore. Puis ses mains accrochées à la table se détendent.
Haletant, fiévreux, je me tourne vers Michel qui déjà prépare une noyade. La victime s'est entraînée longtemps à l'apnée, il est devenu semi-professionnel en cinq ans pour que ce moment soit le plus intense et le plus long possible. Les muscles d'haltérophile de Michel le maintiennent, et après dix longues minutes il s'immobilise enfin. Sortant de l'eau, ses yeux morts fixent le ciel, l'air de regretter que nous ne soyons plus que cinquante-cinq à avoir eu son agonie en spectacle - bien entendu, dans un bac de verre, pour que nous ne manquions rien.
Beaucoup de morts très conventionnelles, mais menées avec brio et rigueur.
Mélanie s'étant enfoncé lentement deux immenses couteaux dans les yeux, fouaillant dans ses méninges puis dans son cerveau jusqu'aux limites de l'impossible, nous observons Serge essayer de se pendre à l'aide de ses intestins. Impossible bien sûr, pourtant c'est par cette tentative qu'il souhaitait partir. Le jardin, figé dans l'hiver, se réchauffe de la puanteur des entrailles qu'il exhume - car on les dirait sorties de terre.
Vient le tour de Marlène et Xavier, deux nouveaux, jeunes et magnifiques. Artistes, indéniablement, ils ont mis au point un protocole original, approuvé de tous. Ils rejoignent la potence, à l'arrière du jardin, dont l'extrémité surplombe la falaise - trente mètres, une dalle de béton en contrebas, qui à défaut d'arrêter l'érosion, stoppera nettement la chute de ces deux-là. Un filin est tendu depuis le bas de la falaise, où il aboutit à une boîte cubique d'un mètre de côté, dotée de contreforts puissants, installée ici avant le déjeuner - comme à chaque fois depuis trois ans. Le fil d'acier, accroché à la potence, traverse une planche de bois sur laquelle ils viennent s'étendre, nus, l'un sur l'autre.
Michel, montant sur la planche, décroche le filin, et à l'aide d'un aiguillon long comme un cauchemar d'enfant, le fait passer par les abdomens de Xavier puis de Marlène. Il le raccroche à la potence, puis s'éloigne. Un geste, et la planche tombe en chute libre, file à travers l'air, les amants s'écrasent en contrebas dans un fracas, une nuée de poussière que Zeus n'eût pas renié.
Conformément à leur souhait, je coulerai leurs corps en l'état dans une colle de leur fabrication, et j'intitulerai l'oeuvre ainsi créée : "Lutte à mort contre la gravité".
La chair de Stanislas, cuisinée à même son éveil - il a refusé que je l'endorme - régale cinquante convives alors que la nuit achève de prendre possession du domaine. Les parts sont très chiches - pas de quoi rebuter un gastronome, bien au contraire. Rôtie, finement découpée, transformée par le saupoudrage d'un humble persil, de coriandre et l'intervention d'un soupçon de cannelle, elle ravit la tablée, dans sa sauce dont j'emporterai la recette.
Nous voici de nouveau dehors, l'assemblée face à Michel, dont je m'éloigne d'une douzaine de pas. Il a décidé que je le ferais sauter, grâce à la grenade télécommandée qu'il tient serrée contre son torse, attendant sourire aux lèvres - et que je déclenche par le bouton dans ma main gauche.
Le souffle enfonce complètement sa poitrine, traversée de mille éclats, et son visage se déchiquette instantanément, dans un éclair éblouissant.
Lentement, Gauthier lève les mains, et les frappe. La foule applaudit, de plus en plus fort, le Mort d'entre les Morts, celui qui en a tant fait pour nous. C'est une ovation exceptionnelle, qui dure cinq minutes. Je la sens atteindre son paroxysme.
Alors, ma main droite se crispe sur un si petit morceau de métal et de plastique...
Le jardin se soulève, pulvérisé, alors qu'un champ de mine explose sous les pieds de mes invités, de l'extérieur vers le centre, très rapidement. Aucune chance de fuite, les membres volent, les cris vibrent, la poussière et la nuit avalent tout, les membres retombent, le silence revient.
Je rentre paisiblement.
J'ai tout mon temps, moi.
LA ZONE -
Nous voici attablés, restés soigneusement à jeun, évitant le vin qui altère les sens et la nourriture qui altère le goût. Un simple verre d'eau, que nous buvons rituellement, rince notre bouche, nos gencives, et stimule notre appétit.
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excellent. j'ai apprécié du début à la fin. aucune faute de goût, mon texte préféré depuis longtemps ; ça me rappelle le meilleur de topor.
bref, un dîner presque parfait.
et sinon, bien que ça soit complêtement hors-sujet, je ne résiste pas à la joie de vous offrir ça, les copains :
http://www.chick.com/reading/tracts/0671/0671_01.asp
Excellent, ce texte.
"la nourriture qui altère le goût"
Bien trouvé.
J'aimerais commenter ce texte plus en avant mais je suis très bourré et j'éprouve le besoin de me jusistifeir justifi jus oh pi s merde
Un excellent repas ma foi. La digestion sera-t-elle bonne ? J'en doute !
J'ai bien aimé. Le ton détaché donne un certain cachet au texte, qui vient faire oublier la structure et les articulation maladroites. Notamment l'accumulation des morts, qui devient un peu lourde sur la fin (ça commence dans le raffiné, un par un, et puis plus ça va, plus ça fait dans le facile et rapide. C'est dommage. Une petite dizaine d'exécutions simples, mais détaillées, aurait été à mon sens préférable).
Je crois que vous faites tous erreur : ce texte est une bouse putride, réminiscente d'un autre texte récent : http://zone.apinc.org/articles/2024.html
Même ton guilleret ou vaguement ironique, même style conventionnel et simpliste, même détachement british agaçant. Ras-le-cul des pétasses qui font des ronds de fumée avec leur cul. Chiez un bon coup, on ne vous en tiendra pas rigueur.
Putain on dirait un mix de Cannibal Holocaust avec Chapeau melon et bottes de cuir. C'est pas potable.
le lien, je l'ai trouvé un court moment après avoir lu ton texte. je l'ai posté chez le premier venu, c'était toi, c'était tout.
Je commence à bien l'aimer celui-là.
Ah, je vois que la pétasse molle ne connait pas le mot "réminiscent" et l'interprète de traviole. C'est toujours enrichissant de converser avec des tringles à rideaux.
Je trouve caractéristique le fait que les personnages de ce texte se nomment MIchel ou Charles. Ca donne une idée de la fadeur du truc.
L'avis des autres, je me le taille en pointe, mais sinon, va pour ma chatte.
L'idée est excellente. La réunion finale de la confrérie des bons mourants.
Par contre, l'originalité dans les méthodes laisse un peu à désirer. Aucun écartèlement, aucun supplice sexuel, aucune tuerie du fils sur le père et inversement, aucune dissolution lente dans l'acide, aucun feu de camps.
Ben justement, je trouve ça plus réaliste qu'ils décident tous de mourir plus ou moins "sur le coup". Avec le ton et la narration, ça aurait foutu le texte en l'air si les morts avaient été romantiques, ça aurait fait "commercial", t'ois.
Pas grand chose à dire, c'est plutôt bien réalisé, bien écrit, et zonard sur le thème. L'"Ephiphanie de ma carrière" me dérange, mais je suppose que ça peut se défendre.
Je comprends la réaction de nihil et la partage partiellement. Ça manque d'un brin de folie, et on s'ennuie un peu, en s'énervant d'autant plus qu'on ne trouve rien d'autre de précis à reprocher au texte, sinon ce côté un peu plat.
Stanislas ? Pas très français, ça, Stanislas.