On mangeait des pâtes, des conserves réchauffées au micro-onde, des soupes en sachet. Souvent, c’est moi qui m’occupais de la cuisine. Elle mettait la table. Elle faisait chauffer de l’eau ou elle ouvrait une boite. Elle se mettait à table, et elle avalait ses cachets sans y penser. Elle enchaînait joints et cigarettes. Elle piquait du nez devant le journal télévisé. La plupart du temps, je la laissais dormir. Je mangeais seul. Ou alors, je ne mangeais pas, moi non plus. J’écoutais sa respiration troublée. Je n’en pouvais plus de la voir comme ça. Et il y avait aussi les bains.
Une heure ou deux après avoir piqué du nez, alors que je me préparais à aller au lit, elle ouvrait les yeux. Elle rallumait la télé que j’avais éteinte, elle marmonnait des phrases que je ne comprenais pas, et elle allait au réfrigérateur prendre deux ou trois yaourts, qu’elle mangeait debout, dans la cuisine, avant de revenir rouler des cigarettes et des joints. Elle me souhaitait bonne nuit. Elle ne m’accompagnait pas au lit. Elle me disait qu’elle m’aimait, mais son regard était absent.
Je continuais à m’intéresser à mes odeurs, mais j’avais abandonné mon carton. Je pleurais beaucoup. Je n’arrivais pas à encaisser cette situation. Je voyais ma mère devenir folle, et la seule chose qui la réconfortait ne me paraissait pas bien. Je m’enfouissais sous les couvertures, pour ne pas l’entendre parler à mon père mort, et je remplissais ma conscience des odeurs de mon corps. Je ne pensais plus.
8 : 26
On prenait des bains ensemble pour passer plus de temps tous les deux. Ma mère était trop fatiguée pour jouer avec moi, alors elle a décidé que le bain serait un moment à nous. Au début, ça me gênait un peu d’être nu devant elle, mais la gêne est passée. Elle me disait que ça lui faisait du bien, que sa vie était horrible, que ça l’aidait à tenir. Moi, je pensais à mon père.
Elle me racontait comment c’était difficile de me laver quand j’étais bébé et que je remuais dans tous les sens. Elle me disait à quel point c’était agréable de me donner le sein. Un soir, j’ai joué au bébé. Je l’ai éclaboussée et elle s’est mise à rire. On a pris l’habitude de ce jeu. Un autre soir, elle a prolongé le jeu et elle m’a donné le sein. J’ai retiré ma bouche, surpris, mais elle m’a maintenu contre elle. Elle m’a murmuré de continuer, que ça lui ferait du bien, beaucoup de bien. Alors, je l’ai tétée. J’ai trouvé ça agréable. Et je me sentais très mal à l’aise, aussi. Elle respirait fort. Elle m’a expliqué, d’une voix coupée de soupirs, que quand j’étais bébé elle prenait beaucoup de plaisir à m’allaiter, un plaisir incroyable, et qu’elle était tellement, tellement heureuse que ce plaisir revienne. Elle avait la tête renversée en arrière, elle gémissait, et de ses deux mains elle me guidait d’un téton à l’autre. Elle se tortillait. Après avoir hésité un peu, elle a relâché son étreinte. D’une main elle m’a caressé la nuque et le dos ; elle a plongé son autre main sous l’eau, entre ses cuisses. Elle a gémi plus fort, jusqu’à un paroxysme qu’à l’époque je n’ai pas compris, et puis elle m’a repoussé, et de nouveau attiré contre elle, pour un câlin plus doux.
Je me sentais à la fois bien et mal, content et frustré. Mon sexe était dur, mais nous faisions semblant de ne pas nous en apercevoir.
9 : 25
Elle m’a très vite appris à lui lécher le sexe. Entre sept et quatorze ans, notre sexualité a été de plus en plus approfondie. Moi, je ressentais le même mélange incohérent d’émotions et de sensations. La première fois qu’elle a osé me branler, le malaise qu’elle éprouvait s’est mélangé au mien. Cette fois-là seulement, j’ai éprouvé un plaisir sans contrepartie. Un véritable orgasme. Ensuite, ma mère a évacué sa honte. Et moi, même si elle me faisait jouir en me masturbant ou en me suçant, je restais partagé entre la gêne, l’écœurement et le plaisir. J’avais tout à la fois envie de recommencer, pour retrouver le bien-être intense de cette première fois, et honte d’avoir de telles pensées, et envie que tout cela cesse, et je ne trouvais pas le courage de le dire à ma mère, et je me sentais par-dessus tout coupable de vouloir briser la seule chose qui lui apportait du bonheur. Tout ça se mélangeait et créait une grande confusion dans mon esprit.
Pour mes neuf ans, elle m’a offert un gode-ceinture, afin que je puisse lui faire l’amour comme un grand (disait-elle). Les bains, désormais, étaient de simples préliminaires, et nous terminions au lit. Je la baisais avec mon gode-ceinture. Le plus souvent, j’étais allongé sur elle. Ses cris de jouissance me faisaient peur au début, et me donnaient envie de pleurer, et puis je m’y suis habitué. Après qu’elle ait pris son plaisir, elle me donnait le mien en me suçant. Nous faisions aussi des soixante-neuf. Nous avions des relations sexuelles pratiquement tous les jours. Lorsque j’ai eu douze ans, il n’a plus été nécessaire d’utiliser le gode-ceinture. Je parvenais à la pénétrer sans difficulté. Je la faisais jouir. Une partie de moi adorait ça. Mes sentiments, mes émotions et mes sensations physiques s’intensifiaient, chacun dans sa direction opposée aux autres. J’étais tiraillé de honte et de dégoût, mais ma libido demeurait insatiable. Souvent, c’est moi qui allais provoquer ma mère. Les autres filles ne m’excitaient pas.
10 : 24
La première fois que j’ai vu un cadavre d’animal, j’avais neuf ans. Ca faisait deux ans que mon père s’était pendu, et un an et demi que j’avais des relations sexuelles avec ma mère. A l’école, j’étais invisible, méfiant, et indifférent à tout. Mon statut d’enfant de suicidé s’estompait, mais tout le monde, adultes comme enfants, me foutait la paix. Ca m’allait bien.
Cet animal, c’était un chien. Je l’ai découvert le matin, en allant à l’école. Je n’ai d’abord pas vu de quoi il s’agissait, il faisait encore nuit, on était en novembre. Juste une forme immobile à cheval sur le talus et la route. Et puis j’ai identifié cette forme. Mon cœur s’est mis à battre, j’ai pensé à plein de choses, dans tous les sens. Je me suis approché de l’animal. Il avait probablement été écrasé. Il était presque intact. J’ai juste vu une blessure à la cuisse, où le sang avait collé et laqué les poils. Il était allongé sur le flanc, la tête tournée vers la route, la gueule ouverte. Un liquide noir mêlé à de la boue tâchait ses dents et ses gencives. Ses yeux étaient ouverts et vitreux. Je me suis accroupi. J’ai tâté la cuisse là où il avait été percuté. Les poils collaient. En dessous c’était froid et rigide. J’ai touché sa langue, ses dents, ses yeux. J’avais des frissons. Je n’en perdais pas une miette. Ce chien dégageait une puissance incroyable. Il me donnait de l’énergie, il me faisait du bien. Je n’en revenais pas. J’ai été tiré de ma rêverie par les phares d’une voiture qui approchait. J’ai juste eu le temps de tirer le chien dans le fossé, pour que personne ne le voie. Il fallait que j’aille à l’école. J’étais déjà en retard. J’espérais qu’il serait encore là à mon retour. La journée d’école est passée très vite. Je ne pensais qu’au chien. Je l’ai revu le soir, brièvement, mais je savais que j’aurais plus de temps le mercredi suivant.
11 : 23
Je suis sorti de la maison peu de temps après ma mère. Si elle l’avait su elle me l’aurait interdit. C’était une bonne mère. Ce qu’on faisait le soir, et tous ce qu’elle prenait, c’était une chose. Mais c’était une bonne mère, elle m’élevait bien. Elle me prévenait des dangers du monde. Elle m’enseignait la méfiance.
Je me suis habillé chaudement, et je suis retourné à l’endroit où j’avais laissé le chien. Il était toujours là. J’ai commencé par le soulever, le porter, le traîner à l’écart comme je pouvais. Je me suis enfoncé dans la forêt. Au bout d’un quart d’heure, j’étais en sueur, et essoufflé. Le chien était invisible depuis la route. Les arbres m’entouraient, il faisait presque noir, il y avait juste une lumière grise, hivernale, qui perçait entre les branches. L’odeur de ma transpiration m’envahissait, des senteurs de terre et de compost m’entouraient. J’étais bien. Je me suis agenouillé à côté de la dépouille. Des fourmis marchaient sur ses yeux et sur sa langue. Son parfum était plus fort que quelques jours auparavant. J’ai passé toute la journée à le toucher, à le respirer, à enfoncer mes mains au fond de sa gorge, à humer sa gueule, sa peau, ses organes génitaux, son anus. J’ai promené mes narines partout sur lui. J’ai enfoui mon visage dans son pelage sale. Des sensations violentes me traversaient. Je découvrais quelque chose d’encore plus fort que mes propres odeurs. J’ai sauté le repas de midi, sans même m’en rendre compte. J’étais hors du temps. A l’aide de mes doigts, j’ai ouvert davantage la blessure, j’ai touché la chair gelée à l’intérieur, le sang gelé. Avec une branche j’ai extrait un œil. J’ai coupé le nerf et puis j’ai fait rouler le globe dans ma main. Il était dur et glacé et collant. Je l’ai pressé entre mes deux paumes. C’était difficile mais je suis parvenu à l’écraser. Dedans, c’était gélatineux et froid. La sensation était indescriptible. Comme vivant et mort à la fois.
12 : 22
A l’école, je ne disais rien à personne. J’avais vite compris que ma mère, ça n’était pas normal, ce qu’elle faisait. Mais je savais aussi que sans moi, elle mourrait. Elle ferait comme mon père ; et moi, je me retrouverais seul. Je ne pouvais pas envisager ça, à l’époque. Mais ce qui se passait dans la baignoire, ça me rendait dingue, lentement. Je n’en pouvais plus, de cette tension. Un jour, à l’école, j’ai pété les plombs. J’ai frappé un élève, et un instit. J’étais enragé. J’étais incontrôlable. Je suis devenu fou en seulement quelques jours. J’étais apathique ; je suis devenu furieux, violent. Il y a eu des psychologues, et une enquête sociale. J’ai été placé dans une famille, pendant deux mois. Là, j’ai compris. J’ai vu ce qui allait se passer, si les autres savaient, pour nous. Heureusement, ils n’ont rien découvert. Je suis retourné chez ma mère. J’ai vu un psy au début. Mais au bout de six mois les choses se sont tassées. Ma mère m’a dit qu’elle avait essayé de se suicider. Elle m’a montré ses poignets. Elle m’a supplié de ne plus jamais, plus jamais la quitter. Elle a pleuré. Nous avons fait l’amour. Les choses sont revenues à la normale.
A l’école, désormais, je me tenais à carreau. J’avais compris. Ces six mois avaient été un cauchemar. Voir ma mère pleurer tout le temps. La voir flipper que je déballe nos secrets au psychiatre. Que je la dénonce. Elle m’aimait. Elle me le disait. Tout le temps. Au bout de six mois, quand ils nous ont foutu la paix, ça a été la délivrance. Et toute ma rage, maintenant, je la garderais. Rien que pour moi.
Le chien était resté à la même place, tout ce temps. Il avait changé. Il s’était décomposé et desséché. J’avais pensé à lui tous les soirs, dans la famille d’accueil. Quand je l’ai revu, j’ai pleuré. De joie. Je me suis senti heureux, comme jamais je ne l’avais été.
LA ZONE -
7 : 27
C’est à cette époque-là que ma mère a commencé à dérailler. A avoir le sommeil agité. A prendre des médicaments. Somnifères, antidépresseurs. Tranquillisants. A fumer beaucoup plus de tabac. A se mettre au cannabis. Tout ça progressivement, au cours de la première année. Je ne la voyais pas beaucoup. Elle se levait après que je sois parti pour l’école, et rentrait de son travail une heure après moi. Elle s’endormait souvent à table ou sur le canapé, devant la télé.
C’est à cette époque-là que ma mère a commencé à dérailler. A avoir le sommeil agité. A prendre des médicaments. Somnifères, antidépresseurs. Tranquillisants. A fumer beaucoup plus de tabac. A se mettre au cannabis. Tout ça progressivement, au cours de la première année. Je ne la voyais pas beaucoup. Elle se levait après que je sois parti pour l’école, et rentrait de son travail une heure après moi. Elle s’endormait souvent à table ou sur le canapé, devant la télé.
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gravure : jean-marc renault - http://www.jmr02.blogspot.com
En un sens, c'est dommage que ça parte en vrille, la psychologie du bonhomme et les péripéties dans les premiers épisodes étaient plus classiques, on s'identifiait. Là, on sent qu'on revient au modèle psychotique à la zonarde, avec un mec qui devrait sauf erreur finir par dégommer une douzaine d'enfants dans une école maternelle avec un fusil à pompe, ou un truc du même genre. Mais bon on allait pas non plus passer cinquante épisodes sur les petits troubles obsessionnels d'un type qui se lèche les aisselles et se fout ses pouces dans le trou du cul. Alors j'aime bien quand même, et l'écriture reste de qualité.
Donc c'est pas dommage, en fait.
L'écriture -qui semble, en tous cas- millimétrée est agréable à lire et n'enlève rien à la tension du récit. Hm, ouais.
Je vois rien de négatif à dire sur ce texte, j'aime trop.
J'espère juste que c'était le dernier épisode avant qu'il ne se mette réelement à débloquer, cet empaffé de narrateur.
Il va pas prendre des lessons de contemplation de cadavres et de baisage de maman pour rien faire de constructif avec par la suite, si ?
Voilà un texte qui me plaît vraiment, ça faisait longtemps. Pas de remarques à faire sur de quelconques traits stylistiques qui m'aient gêné, pour le coup, pour la bonne raison que je ne vois pas de prétention particulière à produire un style détonnant. Et c'est une bonne chose. Le ton et la manière collent au narrateur.
J'aime beaucoup, pour commencer de loin, la structure générale du texte et des fragments ; chaque fragment linéaire et d'un trait, mais chaque segment en angle avec le précédent, avec parfois des béances apparentes (de la mère niquée au cadavre de chien) qui se résolvent ensuite comme par miracle (la fin). Hourra. On dirait une composition par thèmes en zique, ou bien un dessin en hachures mais vu de très près, hachure par hachure, et dont on s'éloignerait peu à peu pour voir l'ensemble et l'esprit qu'il dégage.
J'aime beaucoup, ensuite, le fait que le texte tape là où ça fait mal, à n'importe qui, et avec efficacité. Les thèmes sont rebattus comme c'est pas croyable, certes ; toujours est-il que la simplicité des explications et des topos narratifs permet d'éviter le R.A.B. Autre avantage, avec peu d'éléments descriptifs comme ça, on imagine davantage. Et ça marche mieux.
Super texte, super série.
bigre. merci. je suis tout rouge. du coup, ça va être dur que la suite soit aussi bien.
J'adore.
merci bonsoir.
Pareil que les autres, j'ai trouvé ça dérangeant puis beau.
Et ça l'est, entre cette description des relations avec la mère et le chien mort, j'ai trouvé que le texte dégageait un truc assez dingue et en même temps que ça restait en lien avec l'évocation du quotidien de tout le monde dans sa bizarrerie.
Plus que bon.
J'aime pas jouer le jeu des références, mais c'est diablement proche de la maison muette (de John Burnside) tout ça. Un personnage bien atteint en relation fusionnelle avec sa mère et fasciné par les animaux morts. C'est plus poétique que la nuit noire et y a moins de gode-ceintures, par contre. Mais j'en recommande quand même la lecture.
C'est bigrement maitrisé. Ce qui fait que ça passe tout seul. Je n'ai aucune idée d'où tu veux aller. Je ne le sens pas particulièrement dérapage Kill Kill. Je suis vraiment séduit par les mouvements plaisirs dégouts.
D'ailleurs dans la description du chien dans le bois le dégout est complètement absent, ne reste que la fascination. Peut-être que c'est un peu trop. Je trouve qu'il cède un peu vite. Avec sa mère le dégout reste présent... Le dégout ne provient-il donc que du regard des autres, de l'autre ? Ou une odeur, un toucher peut-il le provoquer ?
Moi ça ne me gène pas si cela reste à se niveau de réalisme et d'introspection. J'ai hâte que le mec arrive à sa première nana (ou mec) si c'est possible et que cela soit tellement normal en apparence... va-t-on basculer dans l'impuissance ou la sur-puissance ?
J'arrête la prise de tête là mais c'est ce genre de questions que ce texte me fait me poser. C'est pas tous les jours.
Du bon donc.
Bah, tout comme les autres.
C'est superbement mené, ce que le texte perd en originalité il le rattrape sans problème en puissance, c'est grand, c'est du bonheur.
Ah, j'oubliais... c'est bourré de fautes.
C'est ce qui arrive quand on écrit tout en se branlant sur une photo de sa mère...
Assez sympathique, c'est la première fois depuis longtemps que j'arrive à lire un texte un peu long sur la Zone. Bien cadré et fluide, seuls quelques mots tels qu'un "mon" plutôt qu'un "le" en parlant du chien (je ne sais plus vraiment où), auraient ajouté à l'intensité.
M'est avis que le gode est de trop. Je ne sais pas, c'est un dérapage sur la durée, c'est subtil et paf, le gros gode et l'image presque drôle du gamin harnaché.
Par contre, je ne comprends pas comment on ne peut pas s'identifier au personnage. Evidemment, toutes ses déviances ne sont pas les notres. Mais, ne serait-ce que le rapport à la mère et la confusion qui règne à une certaine époque quant à elle est amplifié par mille dans le texte et offre tout de même un ancrage dans la réalité du lecteur. Bref, je vais me taper le 2.