Sombre affaire, souvenirs confus. Donc. Ce dont je me rappelle. Nous étions dans la décapotable d'Esaü Bernstein, qui m'avait cédé le volant pour un plat de lentilles et peut-être une dernière tournée chez Raoul. Raoul qui grognait sur la banquette arrière, petite plateforme étriquée et inconfortable rageusement rajoutée en fin de montage à ce baise-en-cambrousse motorisé par des prolétaires désormais moins teutons que luthériens, en compagnie d'un panaché de bouteilles diversement entamées qui s'entassaient dans un casier de sa réserve. Si je tente de me remémorer la scène avec exhaustivité, il devait y avoir un chien, chose ignoble, jappante et léchante, couinante et gambadante, et qui sautillait des allers-retours entre les genoux de Raoul et le tapis de goulots du casier - les uns plus moelleux, les autres moins odoriférants, j'imagine -, non sans recrudescences concomittantes des grognements de Raoul, auxquels parfois, dans le crépuscule romantique et champêtre de la vallée de la Sanldre, semblaient répondre des mammouths, disparus avec nos toundras depuis magnifique lurette mais dont la nymphe Echo aime à ressusciter le souvenir lorsqu'on laisse sur place un semi-remorque sur une départementale. D'où venions-nous ? Où allions-nous ? Il me semble que nous rodions le moteur et, ainsi, tout est dit, et j'ai mis mon texte en place, bordel.
Le soir tombait comme, dans les saunas au nord de Malmö, tombent les inhibitions, ou encore comme, lors des soirs de premières à Montigny-le-Platane, avant la fin du premier acte des pièces existentialistes norvégiennes, tombe un rideau jauni par les années et troué par les canettes, mais également comme, au nez et sur la gueule des électeurs des couches populaires, abrutis et enculés mais consentants, six mois après une foire à la démagogie, tombe le voile de l'illusion et le couperet de la régression sociale. Ta gueule, Raoul, je comme si je veux, et sans anglicisme.
Or, sur les routes, par les beaux soirs de printemps secs et sans match de Coupe à la télé, il advient, par de certaines fois rares et mémorables, que surgisse, dans le halo de vos phares estomaqués par la fourberie de l'embuscade, un gnome bleu et casqué, arborant matraque à la taille et carnet de verbalisation à la poche, muni d'un encensoir phosphorescent qu'il expose en un mouvement pendulaire aux regards des fidèles automobilistes et médusés, cependant que l'autre bras, encore plus majestueux puisqu'impératif, par un second mouvement harmonique orthogonal au premier, vous intime l'ordre de vous ranger sur l'accotement de la chaussée. Alors, si tôt et si tactiquement immobilisé, vous assistez impuissant au déboulement d'une meute de ses semblables qui procèdent à l'encerclement de votre véhicule, et bien peu de ce qui s'ensuit dépend de votre libre-arbitre.
Mon sang surfluidifié ne turbina qu'un tour. Je connaissais la manoeuvre, j'appréhendai d'un coup d'oeil la disposition du terrain, l'éparpillement des troupes, le laissez-aller d'une ligne de front dégarnie et réduite à deux tire-aux-flanc démotivés. Mon bras plongea vers l'arrière du véhicule, en ramena un chien couinant et léchant, que je propulsai dans la tronche du gnome à l'encensoir lumineux. La chose ignoble et la chose nuisible roulèrent à terre.
- Raoul, une bouteille pleine de quelque chose de fort, demandai-je. Et une clope. Et vite. Et prépares-en d'autres.
- Tout ce que tu veux, si tu redémarres sans ce clebs.
Le second farfadet de la ligne de front s'était rapproché, mais restait distrait par la scène de zoophilie qui s'ébauchait sur l'asphalte. Il prit le cocktail molotov de fortune dans le dos, car : à la guerre comme à la guerre. Mars se mit de notre côté, et le récipient se brisa sous le choc, répandant son contenu sur la défroque de la créature, qui s'enflamma dès que j'y jetai l'infâme mégot que me tendait Raoul.
- Bon sang, Raoul, tu devrais te mettre au cigare, c'est quand même autre chose.
- Où sont les toilettes, dans ce bar ? bégaya Esaü Bernstein, émergeant d'un silence que j'avais jugé d'un philosophe ou d'un poète jusque là.
Je vis passer le chien le long de ma portière, jappant et gambadant. Le premier agresseur se relevait déjà et tentait d'éteindre le deuxième. Erreur fatale. Ces êtres sont cruels et sans pitié, mais pas très vifs d'esprit ; leurs stratagèmes procèdent moins de leur intelligence que du génie de la sélection naturelle et du sens de l'imitation. Il nous laissait le temps de nous réarmer pour une seconde salve, qui lui éclata en plein front, et qui le sonna. Je marchai à lui, deux autres bouteilles en main. Les flammes qui courraient sur son congénère le trouvèrent soudain à leur goût. À bout de bras, je déversai deux fois soixante-dix centilitres du produit d'une double distillation charentaise sur son visage déformé par la douleur et la peur. Et il m'en coûta.
Raoul avait continué de nourrir un feu dru sur le premier touché. La victoire était à nous.
- Va te laver les yeux dans la piscine de Siloé, gnome. Ou allez vous jeter dans la Sanldre si vous voulez vivre. Et vivent les vaches quand même. Je n'ai rien d'autre à déclarer, si ce n'est votre alcootest mal chorégraphié. Nous sommes magnanimes.
Ils étaient déjà en train de dévaler le talus vers le fleuve, torches véloces mais à la course hasdardeuse, que devançait et poursuivait alternativement une silhouette canine aux aboiements enjoués. Je ne sais s'ils survécurent.
Quand je me retournai, Raoul avait pris le volant, opportuniste. Ainsi soit-il, songeai-je. Et ainsi fut-il, et nous ne parlâmes plus jamais entre nous de cette sombre histoire.
Extrait des Mémoires de Lucien Bodart.
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Bordel, il m'en faut plus que ça, c'est génial ce truc. À quand l'intégralité des mémoires de Lucien Bodart, foutregnou ?
C'est vrai que que c'est un peu court (jeune homme).
Courte mais bonne comme on dit.
bonjour j'aime bien ce que vous faites
C'est bô.
Pour un texte d'une page, une mise en place d'une demi-page avec délires touristiques sur la Norvège, considérations sur le crépuscule et les mammouths, ça me semble handicapant. Ca permet à peu près de se rendre compte que malgré la qualité de l'écriture, on est dans un grand n'importe quoi. Mais un grand n'importe quoi un peu chiant.
La suite est plus réjouissante, car plus active. Avant l'apparition des gnomes, je trouvais les phrases insupportablement lourdes, après ça coule tout seul.
Comme l'année dernière, les aventures semi-aléatoires de Lucien Bodard, les péripéties farfelues sur fond de jmenfoutisme général et d'alcoolisme, ça m'a pas des masses parlé, mais c'est sympa.
J'adore le détachement du narrateur, et la classe de son style, dans les digressions surtout et le vocabulaire choisi, comme un petit doigt levé sur un verre de cognac au fin fond d'un soir de cuite. Tout le texte est joueur, dnas les mots et les jeux ici et là, dans les phrases volontiers foutraques, et explicitement foutraques, et dans la trame narrative. C'est presque du bouddhisme zen version alcoolo : que tout advienne, j'y consens, tant qu'y a de la gnôle et qu'on fait ça bien. J'adore.
Le texte a de plus la politesse de faire ce qu'il a à faire et de s'en aller poliment ensuite, sans façons. C'est la classe.
Mon favori pour l'instant, je crois.
> 'comme un petit doigt levé sur un verre de cognac au fin fond d'un soir de cuite'
Lui manque plus que d'être néo-réaliste et on le rebaptise Omega-17.
J'ai l'intime conviction qu'Omega ne tient pas la gnôle.
tu serais surpris.
sinon,
bien écrit, drôle et donc rare.
Moui, je voulais dire aussi :
Le contraste entre syntaxe étirée du début et déjà plus standard à partir du milieu coule agréablement, de petites sentences courtes et éparses ne gâchent rien. C'est simplement bien foutu.
On mange du participe présent en entrée mais ça reste buccolique et plaisant. Du vocabulaire, de la culture, ça fait plaisir. Et puis c'est jubilatoire. On regrette pas d'avoir ouvert la fenêtre quoi.
On t'a dit que c'était bien.
Dégage, maintenant.
commentaire édité par Omega-17 le 2008-4-16 16:31:19
C'est bien Omega. Maintenant, ramène la baballe !
" Mais tout ça c'est à cause des nazis et des aliens qui font pourir mes organes avec leurs ondes cosmiques. "
On dirait du Dantec. Un peu dur à suivre au début et agréablement violent sur la fin.
Dantec'ul salope ?
Ho c'était bien agréable, un peu comme un glaçon qui fait plouf dans du coca light, et ça fait glouglouglou et c'est réjouissant.
J'ai trouvé ça frais et printanier, et amusant. Et j'aime beaucoup le ton *british* (ha ha ha), distant et classe.
Pourtant, ça paraît difficile d'être classe en parlant de contrôles routiers. On oublie bien vite qu'il s'agissait juste d'une bande de pochtrons partis prendre un dernier verre au fond de la cambrousse chez Bébert (ou Raoul, peu importe).
Il y a les merdes et les diarrhées..., ce texte est dans la seconde catégorie, liquide...
Je vais vomir, je reviens plus tard...
J'ai failli mourir à la lecture de la mise en place du texte (Merci Dourak) j'ai adoré...
Que du bon là dedans...
Mon préféré
Utiliser des ampoules basse tension, ça fait frétiller les baleines.
C'est du grand art, ça passe comme papa dans maman (putain j'ai enfin pu la placer celle là - ctb d'ailleurs) et c'est drôle. J'ai une matinée de lecture très jouissive, c'est kwool.
gué?
ridon.
(Glaüx, il faut mourir)
Kwizeria te mêle pas des histoires de parents!
commentaire édité par Astarté le 2008-4-19 19:7:19
notons bien qu'il y a de plus en plus de schtroumpf-o-matics en lieu et place des gnomes et que de fait leur espèce est menacée d'extinction. Alors plutot que de les bruler des que vous croisez un couple, ayez le reflexe incemination artificielle.
bien sûr cette année, je vote pour Dourak même si on ne le mérite pas.
Je me suis perdu dans les enluminures, où se trouve la sortie ?
Même si j'apprécie l'effort d'écriture, notamment par rapport aux sombres merdes en lice, et contre l'opinion qu'un texte de saint con peut être vite (et mal) écrit, j'ai un sentiment de trop plein pour celui là. C'est too much, il manque un équilibre, une justesse entre les capacités du style et le confort de lecture. On tombe, je pense, dans l'affichage intempestif, le bachage. J'aurai souhaité plus de mesure que d'insistantes démonstrations. On sent un enchantement possible si, dans la composition, les doses étaient mieux réparties.
l'attaque des gnome, avec xfce, kde, E17 et fluxbox contre explorer.sexe, quelle bonne idée.
Debian sid ruuulez yeah yeah motherfockerz!