Putain c’est vraiment infect. Ça me fout la gerbe, je hais les Malboro, à plus forte raison les Light. Chaque bouffée m’arrache la gorge. J’ai la nausée. J’hésite à jeter la clope à moitié entamée dans le caniveau. Je tire encore une fois dessus. Je me sens répugnant de l’intérieur. Elle me donne presque mal à la tête. Je jette la Malboro Light dans le caniveau en priant pour que demain le buraliste ait autre chose que ça pour soulager mon addiction, malgré la grève des livreurs de cartouches. Je continue de marcher dans les rues étroites.
La pluie commence à tomber. Je me sens encore plus mal. Le vent fait tournoyer des sacs plastiques éventrés dans les ruelles. Une vieille boîte de conserve roule jusqu’à mes pieds. J’ai toujours la nausée. Et la pluie qui tombe de plus en plus fort. Je sens quelques gouttes ruisseler le long de mes cheveux sales et glisser grassement sur ma nuque.
J’expose mes mains à la pluie pour essayer de chasser cette poisseuse odeur de transpiration et de tabac qui me rend malade. En vain. Les gouttes d’eau sont comme des lames d’acier, des scalpels tombés pour opérer les hommes. J'accélère le pas.
Tout semble se défaire autour de moi, comme une agonie qui s’approche du moment de la catastrophe finale. Les choses perdent leur forme et glissent dans une lugubre insignifiance. Les maisons ne me paraissent plus des maisons mais des tas de pierres empilées sans aucun sens. Les voitures garées le long des rues glauques me donnent l’impression de blocs de béton posés là sans avoir jamais été faits pour rouler. Les lampadaires se décomposent dans l’enflure de leur lumière blafarde. Tout semble se désagréger, se faire emporter par les eaux qui ruissellent dans les caniveaux jusqu’aux égouts. Tout tombe en ruine. Même le Soleil s’effondre grossièrement comme si plus rien ne valait la peine d’être éclairé.
Un vieux clochard aveugle est accroupi par terre. L’eau remonte le long du tissu de ses vêtements, des genoux au col de son pull moisi. Sa tête se penche et se relève continuellement, en même temps qu’il répète :
- Il faut aller jusqu’au bout du couloir pour en sortir.
J’arrive à la gare. Pour y accéder il faut contourner l’éternelle zone de travaux qui n’avance pas. Des ouvriers crasseux s’affairent dans tous les sens sous la pluie, pataugeant dans leurs bottes. C’est un magma de tôles ondulées sans consistance, de barres métalliques rouillées qui s’élèvent bêtement vers le ciel, de tuyaux inutiles qui pendouillent de partout, de planches de bois piteusement amassées. Les ouvriers travaillent consciencieusement sur des objets qui se demandent ce qu’ils foutent là. Tout cet ensemble navrant est recouvert d’une boue sale faite de terre, d’eau, de papiers, de mégots, de cannettes, de plastiques, de bouteilles de bière, de paquets de gâteaux encore plein de miettes. Et s’il n’y avait pas eu toute cette agitation, on aurait dit que le chantier allait prendre comme une gelée de déchets. Comme si les choses corrompues détruisaient ce que les hommes font, un chantier de construction qui se démolit. Tout est gangrené. C’est sinistre.
La voix plaintive qui annonce par les haut-parleurs le retard des trains m’apparaît comme une élégie, un chant funèbre, l’épitaphe de ce monde pourri. Sur le quai sordide j’attends à l’abri le train comme la dernière arche de Noé. Je m’assois sur un banc en acier et regarde vaguement ce décor onirique. C’est une atmosphère de bêtes grouillantes qui s’arrêtent de grouiller pour retomber mollement et s’enfoncer dans la terre liquide. Les animaux malades de la peste. Les gens ont le teint jaune et toussent. Tous contaminés. Tous condamnés. Leurs grands manteaux ont l’air de camisoles de force. Un homme crache par terre à côté de moi, son crachat laiteux va tout de suite se dissoudre dans l’eau qui serpente entre mes chaussures.
Par terre des constellations de chewing gum en décomposition collent à mes pieds. Je me sens enchaîné à la terre. Une mousse verdâtre et visqueuse qui s’insinue entre les dalles du quai, me fait l’effet d’un monstre chaotique venu des entrailles de la Terre.
Je me morfonds dans ma solitude dépravée. J’étouffe à l’air libre. Je me sens agressé jusqu’au plus profond de moi-même.
J’hésite à allumer une autre clope. La seule perspective de fumer une Malboro Light me donne des frissons d’angoisse. Mais un cri intérieur, un cri de détresse, me fait sortir le paquet de ma poche.
Soudain j’entends des cris, à l’extérieur de moi-même, ou plutôt des râles. Instinctivement mon regard en cherche la source. J’aperçois, au loin, sur un autre quai, deux hommes qui se battent, dont un contrôleur et un jeune. Le premier pousse violemment le second qui glisse sur le béton trempé et tombe au sol. Bientôt il glisse pitoyablement jusque sur les rails en contrebas. Tous les gens autour de moi se lèvent et me bouchent la vue comme une armée de pantins morbides. Tous, des vieilles ridées dégoulinantes de graisse comme des bambins d’une dizaine d’années, ont le regard rivé sur un point de l’espace. Je les entends pousser tous en même temps un petit cri, comme une salle de cinéma en plein suspense. J’en déduis que la bagarre fantomatique continue. Je ne me lève pas, je reste assis sur le banc, volontairement indifférent, et j’allume ma clope.
Aussitôt un immonde dégoût pour moi-même me prend. La nausée revient. J’ai l’impression que tout se consume dans une odeur froide et aride, comme ma clope. Je sens la fumée que j’inspire entrer dans mon organisme, je la vois suivre des trachées grasses, infecter mes poumons, je ne sais pas pourquoi je la vois même s’insinuer dans un nuage malsain, perforer mon estomac et d’autres organes gluants. C’est comme une épidémie, une grisaille contagieuse qui pullule en moi, qui végète aux endroits les moins appropriés, coule dans mon sang noirci et s’installe dans la pénombre.
Confusément, les gens se rassoient autour, rassasiés d’action. Une vieille qui s’est assise à côté de moi me donne un coup de coude et me hurle poliment à la figure : « Cigarette ! ». Son visage est maculé de taches noires, ses lèvres sont presque rentrées à l’intérieur, ses yeux globuleux se rapprochent de moi, comme si son intérieur faisait pression pour sortir, comme si ses yeux allaient partir à la manière de bouchons de champagne pour laisser se déverser sur moi toute la frustration, la perversité, le poison, l’immondice, la crasse et la vermine que cette vieille contient tant bien que mal. Paniqué, je jette la moitié de Malboro Light qui me restait et me lève pour m’éloigner. Je me sens oppressé, pris dans l’étau d’un grondement amplifié par l’écho d’un tunnel opaque sans fin. Le simple fait d’imaginer des corps humains gras et poilus sous ces obscurs manteaux me donne envie de vomir. Mais où je tourne mon regard il y a toujours quelqu'un. Les visions résonnent dans ma tête, je n'arrive pas à m'en défaire. Des images infernales m'assaillent. Je cours vers un endroit du quai où il n'y a personne.
Je marche sur une affiche tombée par terre, délavée par la pluie et illisible ; je laisse une empreinte de pas dessus, empreinte qui se dissout immédiatement lorsque l’affiche retombe dans la flaque d’eau noire qui lui sert d’univers. Sentiment désagréable. L’air lourd est comme empoisonné, infesté d’une atmosphère d’extinction généralisée, de lamentation du vent glacial qui siffle sur le quai. Le monde semble vouloir se figer éternellement dans une éclipse de vie, sombrer dans les abîmes infinis de la Terre.
Dans ce crépuscule le train branlant apparaît enfin, comme un taudis roulant, un spectre en lambeaux qui pourfend minablement l’invincible inertie des choses.
J’y entre comme dans un insalubre cercueil collectif. Et j’attends. Patiemment. Les derniers moments sont les plus longs.
LA ZONE -
= commentaires =
Ca me rappelle un peu les scènes dans le métro au début du film 'l'échelle de Jacob'... Mais surtout ça me rappelle ma vie, et c'est très très proche de certaines scènes de ma rubrique LEX. Vraiment eu l'impression de lire un truc que j'aurais pu écrire, un peu différemment sans doute, mais pas sur le fond. Du coup j'ai beaucoup aimé.
"L'échelle de rabi Jacob" c'est pas plutôt un film de louis de funés?
J'ai bien aimé, on sent bien le malaise et on arrive à oublier c'est juste un pauvre mec qui attend dans une gare.
Bon, après, "Les gouttes d’eau sont comme des lames d’acier, des scalpels tombés pour opérer les hommes" j'adhère pas, stun peu trop subtil pour mes neurones.
Ah j'ai pas lu LEX. Je vais m'y coller derechef, chef.
Et aussi merci de me trouver des belles images. Je ne sais jamais quoi mettre. Elle est très bien celle-ci.
commentaire édité par Nico le 2007-3-11 21:57:42
Oui et puis les gouttes d'eau en scalper, ou l'écho du tunnel sans fin, j'avoue que ce n'est pas spécialement bien trouvé. J'ai juste essayé de transcrire ce sentiment d'angoisse qui me prend régulièrement, et ce n'est pas facile.
J'ai bien aimé. Le monde tel qu'il est quand on ôte ses lunettes noires, qu'on arrête les euphorisants ou qu'on n'est pas amoureux. Il ne manque qu’un borgne goitreux qui claudique dans ce cloaque.
j'ai jamais fumé, donc je comprends, mais ne ressens pas, ça me laisse froid
Nico tu divorces d'avec la clope toi aussi ?
On dirait que tu as mis en scêne mes tabaco-cauchemars.
J'ai vraiment bien aimé c'est pourquoi je l'ai lu jusqu'au bout malgré l'odeur de ta malboro ligh.
Superbe.
Pas mal, sinon ça s'écrit Marlboro.
C'est marrant, moi les scalpels qui tombent du ciel c'est l'image que j'ai préférée. Ca doit être mon coté péteux.
L'image des scalpels ça donne un effet illusioniste au texte réaliste, ça colle pas super mais bon, hein. Sinon y'a le clodo philosophe qui m'a choqué aussi, c'est un rôle assez récurent dans les productions commerciales qui veulent se la jouer intello et ça m'a accroché les mirettes, mais ça doit être une psychose perso.
Sinon ben en tant que lecteur je me régale toujours de ce genre de texte, en plus je viens de me fumer une Chesterfield et j'ai les mains poisseuses, ambiance parfaite pour déprimer un coup.
Vite, un film avec Ben Stiller dedans !
Sans aller jusqu'à dire que j'aime ce texte - ce serait un peu exagéré - j'ai envie de le défendre un tant soit peu : descriptions vivantes, scénettes bien torchées, esquissées brièvement, avec le sens du mot juste, fin allégorique un peu cliché, mais relativement élégante. C'est pas si mal pour une histoire dont j'ai rien à foutre.
Il n'y a rien là-dedans. Okay, c'est pas mal foutu. Mais y a rien de rien de rien.
C'est une tranche de vie de base sans histoire, pas besoin qu'il y ait quoi que ce soit.
J'arrive pas à le lire. Je sens une force qui me tire en arrière dès que je commence.
J'aime bien l'idée mais le style suffit pas à compensé l'inaction pour moi. Peut-etre parceque je le trouve trop noir pour etre réaliste!
Je dis non.
Je le crie même avec une perruque blonde, parce que j'ai pas pu m'empêcher de voir le narrateur avec un écharpe et des cheveux qui s'agitent au gré du vent. Et me rappeler un passage de René de Chateaubriand de cette façon, ça mérite le peloton d'éxécution.
Le héros qui ne peut pas s'empêcher de faire une allégorie de tout ce qu'il rencontre, qui fait des métaphores aussi pourries que "Les gouttes d’eau sont comme des lames d’acier, des scalpels tombés pour opérer les hommes" en marchant dans la rue, même si l'auteur s'excuse pour lui par la suite, c'est soit un poète maudit romantique, soit... Là, tout de suite, je vois pas, mais en tout cas, il mérite la potence sous les joyeuses trompettes de la littérature.
Chateaubriand a écrit sur le RER C en banlieue nord ?
Nan Chateaubriand c'est plutôt un mec de Genevilliers, lui. Genre RER B.
Non, mais s'il n'a pas écrit non plus sur la pose de carrelage vertical sur mur préparé, c'est pas pour autant qu'on a l'obligation d'écrire un texte chateaubriandesque sur la pose de carrelage vertical sur mur préparé, que diable.
Plutôt d'accord avec Winteria. Ce qui me gêne c'est la surenchère systématique, adjectif après adjectif, image après image, un peu le même procédé que dans les scénarios de films à faire pleurer, où l'héroïne perd un bras avant d'accoucher d'un trisomique, qui meurt avant ses trois ans, puis elle chope un cancer, sur ce son mec la quitte, sa mère se transforme en loutre et la terre prend la forme d'une poire avant d'être bouffée par un koala géant de l'espace HAN mé kom L é maleureuz.
Ca plombe.
Ce qui plombe aussi à mes yeux (et c'est lié au premier truc) c'est le côté abominablement explicite du texte. Ca montre des détails sordides ou dérangeants : ça c'est bien. Mais par-dessus le marché et en insistant bien comme un hippopotame, ça te dit que c'est sordide, ça te gueule aux oreilles que c'est dérangeant, explicitement, en triple souligné. Ben moi ça m'emmerde, je dis que j'ai compris et je me casse, généralement.
Y aurait matière à faire mieux je trouve, en plus fin.