J'ai l'expérience de l'agonie, et ma main ne tremblera pas, elle trouvera d'instinct le repli palpitant, le détour fragile de la paroi du vaisseau, elle saura entrer dans l'artère sans tout déchirer.
Que mon âme s'en aille donc rejoindre celles des mille animaux que j'ai sacrifiés de mes lames en mon temps. Ma vraie place est parmi eux. Pas dans un putain de cimetière venteux entre deux tombes de vieillards, pas dans une urne ornementée posée sur une étagère, ma vraie place est dans un congélateur, coincé entre les corps de mes bêtes euthanasiées. Mes rats éventrés et leurs minuscules entrailles mêlées dans un sac-poubelle blanc, mes lapins aux yeux livides, la bouche ouverte sur une ultime suffocation, mes porcs mal opérés aux pattes rigides.
Je me sens plus proche d'eux aujourd'hui que de tous les êtres humains falots et identiques que j'ai jamais côtoyé. La compagnie des animaux élevés en batterie dans des cages stérilisées me convient. Comme eux, je ne comprends pas, j'ai peur, je souffre, je meurs. Toute l'histoire de ma vie réduite à cette même courte agonie. Cent rats albinos entassés par six dans des boîtes trop petites, à se battre pour un biberon d'eau déminéralisée et des croquettes à la con. Vingt lapins blancs aux yeux rouges dans des cages en rayon de ruche, qui sursautent ensemble au moindre bruit. Cinq porcs dans des boxes nus comme des cellules d'hôpital qui courent en rond en attendant la fin. Moi dans mon appartement vide, entouré de mes contemporains tous morts dans leurs appartements vides. Plus que moi vivant au centre d'une métropole éteinte, plus que moi au monde à peser le poids du dernier souffle. Plus pour longtemps.
Mon âme est multiple et répartie dans mille bêtes blanches, dont l'existence ne tient qu'au désoeuvrement de quelque chef de projet emmuré dans son bureau.
Je me vois, fantôme aveugle au centre d'un amas encore tremblant de souris et de rats asphyxiés par centaines dans d'immenses chambres à gaz, à se grimper dessus avant de s'endormir à jamais. On me tue parce que je suis de trop, comme celle de mes mille clones aux yeux éteints, ma vie n'aura servi à rien. Une erreur de procédure.
Mes bêtes mortes, toutes bien agglomérées en tas puants et leurs entrailles mêlées, les corps ouverts entassés dans les sacs plastiques blancs. Mes souris minutieusement élevées, que j'ai vues crevées au petit matin, efflanquées, emportées par les solutions infectieuses que je leur injectais, à demi dévorées par leurs soeurs. Mes rats à la cage thoracique coupée d'un coup de ciseau, aux veines hérissées de cathéters coupés. Mes lapins aux plaies hâtivement refermées de quelques agrafes pour retenir leurs organes séchés. Mes porcs écartelés, leur canule suturée à la trachée, la peau ouverte sur mes prothèses inutiles, coincés dans des congélateurs usagés, au cœur d'entrepôts sinistrés.
Que les bêtes blanches débordent de leurs chambres à gaz hermétiques, que les lapins éventrent leurs sac-poubelles de l'intérieur et se lavent de leur sang coagulé, que les porcs enveloppés de leur linceul de plastique noir sortent de leurs armoires frigorifiques et traînent leur ventre ouvert sur le monde. Moi, dans ma cave plongée dans l'ombre, je saurai guider leur reptation jusqu'à moi, qu'ils viennent me chercher et m'emportent avec eux.
Juste retour des choses. J'ai pêché, j'expie, je crève dans mon putain de sang noir. Je suis dans la petite casemate au bout du parking, entre les trois congélateurs, à attendre le camion d'évacuation avec eux. C'est ma place, là que je dois être. J'expie je crève j'expie je crève. Mes bêtes mortes. Elles me manquent plus que tous les faux humains que j'ai jamais cru proches de moi, et qui n'existent plus à mes yeux.
LA ZONE -
/ Rubriques / Alienations
A l'heure où j'écris ces dernières lignes, je sais que je ne verrai plus le jour se lever, sa lumière poisseuse ne me manquera pas. J'ai plongé depuis bien des jours dans une nuit coagulée dont je ne n'essaie même plus me dépêtrer. L'artère qui palpite au poignet appelle la pointe du scalpel. Ma petite boîte d'instruments de chirurgie déborde de lames tranchantes et mon œil ne les quitte plus. Qu'elles reprennent donc du service, après dix ans d'inactivité, la rouille n'a toujours pas altéré leur tranchant. A l'heure où je pousse mes derniers soupirs de détresse, totalement en vrac, plus assez de force même pour crever, je me laisse submerger et je fixe la boule noueuse et palpitante sous ma peau. Même plus capable d'être fasciné, juste fatigué et beuglant aux cieux et à toutes les entités matérielles et immatérielles de ce putain d'outre-terre de guider mon bras et me conférer la force du désespoir. Appuyer au bon endroit, avec l'angle approprié, et vider la vie hors de moi. Maintenant, dans cinq secondes, dans cinq minutes. Qu'importe. Ma main est suspendue au-dessus de mon poignet. Combien de bouffées d'air nocturne puis-je encore m'accorder ? Combien de dernières chances de recevoir le coup de fil salutaire ou la visite inopinée, miracle merdique qui me redégueulera à la case-départ ? Chaque seconde de plus est une seconde de trop, je suis déjà mort il y a trop longtemps déjà.
= ajouter un commentaire =
Les commentaires sont réservés aux utilisateurs connectés.
= commentaires =
Vraiment très bon. Ca se bonnifie avec les lectures, en fait.
Ca se bonnifie parce que j'ai d'abord, quand même, été arrêté plusieurs fois par des excès qui me paraissaient ds imperfections.
Dans ce sens il y aurait "beuglant aux cieux et à toutes les entités matérielles et immatérielles de ce putain d'outre-terre de guider mon bras et me conférer la force du désespoir" où "outre-terre" et "conférer" me semblaient exaltés au possible, ou la suite assonances & allitérations inside "j'ai peur, je souffre, je meurs", ou les "j'ai pêché, j'expie, je crève" répétés. Tout ça, c'est typique du premier jet totalement lâché.
Pourtant aux lectures suivantes, sans en faire abstraction (ça continue de me sauter à ma gueule de surlittéraire surpolicé du cul de la plume), je me suis dit que si tout était léché, propre, nickel, lisse, ben ça ferait con. Une lettre de suicide, si c'était ample et vaste comme du Chateaubriand ou net et droit du La Bruyère, ça donnerait juste envie d'aider le narrateur à se foutre en l'air.
C'est un style de lettre de suicide modèle, donc. Magmatique, tout simplement(© Télérama).
Par ailleurs c'est un texte qui a sa raison d'être, et ça, c'est rare.
C'est pas le texte du mec qui s'est dit HaaAhAhAahan tRo bIEn jeU Vé ECriiRhe uNE lEttRE deUhEU SuiCIde, parce que lui, il aurait rien eu à écrire, sauf des banalités, qu'elles soient bien ou mal dites.
Là, c'est la première fois que je vois le thème tourné comme ça, avec cet enchaînement d'images et de liens de sens. Et ça colle parfaitement ; ça rentre dans le corps du narrateur avec le scalpel, ça voyage au milieu de tout ce qu'il charrie de bêtes mortes et de souvenirs putrides, puis ça finit avec les bêtes mortes rescucitées, et mortes, "au bout du parking" (ça, c'est super youkaïdi).
Dernière chose, au fil des lectures je reste surtout marqué par une obsession qui me plaît beaucoup, celle de la pureté, de la propreté, de l'élégance. L'insistance sur les qualités des scalpels dans leur "petite boîte", sur le geste, "appuyer au bon endroit, avec l'angle approprié", et "ma main ne tremblera pas, elle trouvera d'instinct le repli palpitant, le détour fragile de la paroi du vaisseau, elle saura entrer dans l'artère sans tout déchirer" (coup propre, nette, sans blessures inutiles, alors qu'il va clamser en se vidant de son sang sur la moquette, ce qui n'est pas spécialement propre), le froid des congélateurs, le blanc partout, la terreur des blessures mal recousues et l'horreur des plaies et des corps blessés.
Bref.
Je pars en vrille, probablement ; mais ça m'a marqué.
Branlette d'herméneuthe.
"Herméneuthe", 120 points de vie et +12 compétence.
Bref, super lettre de suicide, les seuls défauts que j'y vois relèvent des contraintes du "genre".
Si le site me bouffe ce commentaire-fleuve je l'encule.
Que l'anus du site se dilate en paix.
L'autre défaut principal de cette lettre de suicide, c'est que je suis encore en vie.
Ouais, d'un point de vue fonctionnel, ce texte est une merde.
Ca fait beaucoup d'animaux là, après les oiseaux qui font cui cui,les lapins excités et les porcs qui s'enculent.
Y'a plus qu'à faire un partenariat Saint-Con avec Ushuaïa Nature.
Ah et sinon, j'ai adoré le texte.
Le commentaire de Myrä me fait penser que le résumé "une petite lettre de suicide avec des animaux morts dedans" fait une excellente définition de départ du texte zonard en général, je propose qu'on vide le site de tout ce qu'on peut pas mettre dessous.
À propos, faut savoir que si on laisse nihil se foutre en l'air, faudra payer une côtisation annuelle et distribuer au hasard des tickets à d'autre projets. Personnellement, je suis contre.
Sinon, oui, bon texte, tendance à l'incantation sombre, dans la lignée de nombre de tes textes, belle idée et le titre percutant qui va avec. Mais pas excellent, quelques lourdeurs.
Et la dernière phrase, sentiment d'énorme cliché.
Ouais, y a des moments où on se laisse aller.
Faudrait faire un grand concours des dernières phrases les plus pourries, en ce moment, ça regorge. Winteria, faut rajouter ça dans ta cérémonie des Connards.
Le style est sympamais sinon je l'ai trouvé assez plat... pas d'émotions, pas de palpitations.
On lit le pouls mais on ne l'entend pas, c'est dommage.
Style époustouflant, mais je ne suis pas rentré dans le texte. A la fois trop personnel et trop statique. L'action est inexistante et les circonvolutions internes aux narrateurs ne m'intéressent pas - pas parce que je méprise, mais parce que ça reflète trop les miennes. Quand Saoc dit qu'il trouve ça "plat", je trouve qu'il exagère, mais c'est vrai que tout se passe entre deux virgules. On dirait du MILL, c'est dire, mais en mieux.
En même temps c'est rare qu'il y ait de l'action dans une lettre de suicide hein.
Sinon j'ai bien aimé le texte. Il y a des moments où j'ai un peu décroché parce que les phrases étaient un peu trop lourdes. Mais dans l'ensemble on sent bien la pénombre, et j'aime bien.
La gageure, ce serait donc de mettre un peu d'action dans les lettres de suicide. Faut que j'retourne à mes archives.
"C'est plutôt spontané, à peine retravaillé, un instantané de disjoncte mélancolique cent pour cent autobiographique."
A partir de là il m'est impossible d'écrire et de penser "j'aime".
Astarté
Alors comme ça on cherche à s'approprier mon pseudo de merde? Coquine, va.
Et ça y est, le printemps arrive et ça s'apprête à copuler de partout. Sale espèce.
Bon be, bein écrit, mais ça sent pas du tout le suicide, là. C'est trop bien travaillé, y a trop de vitalité dans le texte. J'aimerais ce genre de sujet traité par quelqu'un qu'à vraiment envie de se flinguer, et qu'il dise aussi au passage le pourquoi du choix de l'arme et pourquoi il se suicide, au fond, et que ça mette mal à l'aise, qu'on ait envie d'admirer son état et pas son style. ça sonne faux, mais heureusement c'est pas une lettre d'amour
Vitalité ? Je ne trouve pas ça vivant du tout, au contraire, c'est très emmêlé, très trainant, ce qui fait tout l'intérêt du texte.
J'étais pas dans un état de vitalité absolu non, et c'est effectivement pas très travaillé, je l'ai relu deux fois et changé quelques trucs, quelques tournures brouillon reformulées, après tu le crois ou non, je m'en fous un peu.
Comme il se doit, je commence par un texte de nihil, puisqu'il est la première personne avec qui j'ai causé via le mail.
Le style m'a impressionné par sa fougue, sa vitalité, tout ça quoi... C'est extrêmement organique, tout ça. Ca donne faim. A part ça, ravi pour toi que t'en aies plus rien à foutre.
J'ai un copain, juste à côté, qui veut absolument vous dire un truc :
"Ca manque de poils."
En même temps, il a pas lu texte. Sinon, il saurait qu'il s'appelle les "bêtes" mortes. Ahuri, va.
Oui bon, faut admettre qu'après toutes ces années à écrire des conneries, les formules un peu toutes faites sortent d'elles-mêmes, ça doit être ça qui fait pas trop spontané, mais c'est devenu naturel chez moi cette manière d'écrire. Enfin y a plus grand-chose de spontané chez moi en fait, je suis tout foutu à l'intérieur.
Ah non, hein, on s'arrête tout de suite. Si me refais un texte suicidaire dans les commentaires, je... me flingue?
Mouaip... Bof.
Ce serait drôle que mon texte en bute d'autres à ma place tiens. Ah ah ah. Putain, qu'est-ce qu'on se marre. Oh là là.
C'est un résumé foid, sans âme. L'intérêt est de montrer la vie sans sentiments, c'est bien joué "Que mon âme s'en aille donc rejoindre celles des mille animaux que j'ai sacrifiés de mes lames en mon temps". Bien ecrit, forcement. Vas-y, creve.