Parti en fumée

Le 19/01/2007
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par Nico
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Thèmes / Polémique / Société
Nico, qui fait d'habitude plutôt dans le conceptuel, se colle à l'exercice du coup de gueule et du racontage de life. Là ça tourne autour de la clope et de son bannissement hors du cadre des bonnes moeurs, c'est pas qu'on en a rien à foutre, mais quand même un peu. C'est plutôt sage comme rébellion, alors on ricane un peu, mais ça rappelle un peu les anciens textes polémiques de la Zone.
Il faudra arrêter un jour.
Tout le monde le dit. Un jour il faudra bien les écouter, il faudra bien céder, il faudra bien arrêter. Quand j’aurai une femme et des marmots, et que le docteur me montrera une image de mes poumons noircis, il faudra bien arrêter de fumer. Mais pour l’instant j’en profite, je n’ai vraiment pas envie de laisser tomber la cigarette, malgré toutes ces conneries d’encouragements perpétuels à arrêter.
Allumer sa clope c’est devenu un geste politique. Ouai. Une malheureuse putain de clope. J’ai rien demandé pourtant. Tout ce que je voulais c’était un peu de plaisir fumant. Et voilà que d’un coup, griller sa Lucky avec un café est devenu l’équivalent de brandir un drapeau narquois contre toute la société. Quand j’allume une cigarette dans la rue j’ai l’impression d’être un terroriste. J’ai l’impression que je me suis introduit en ville avec une bombe. Tout ça pour une Lucky, merde.

J’ai une sympathie naturelle pour les fumeurs. Et aussi pour les patrons de bars qui militent pour qu’on puisse continuer à enfumer leur café. Ce ne sont pas des gens admirables, tout simplement des gens tolérants. Des gens tolérants ? Que dis-je ? Non, non, ce sont des lâches, des faibles, des complices du suicide collectif de la société !
J’ai le sentiment que si je m’arrête demain c’est comme si je me rendais. Et si je continue j’ai l’impression de prendre d’assaut la société. J’ai rien demandé. Tout ce que je veux, bordel, c’est le plaisir de fumer, même si ça me détruit, et qu’on me foute la paix. Est-ce qu’on fait chier le mec qui aime dormir avec deux oreillers même si c’est mauvais pour les cervicales ?

Je ne me sens pas coupable d'encourager les gens à fumer. Je donne des cigarettes à tour de bras.

J’en ai marre de cette chasse aux sorcières soudaine. Un siècle qu’on fume et voilà que du jour au lendemain, crack ça devient la pire des incivilités quotidiennes. Zéro tolérance pour le fumeur. Ouai. Qu’on soit interdit de cloper dans un bureau d’un mètre cube où on est trois à travailler, je veux bien. Mais que je n’ai pas le droit de fumer dans le parc du coin parce que c’est un putain d’« espace public », ça c’est vraiment du sadisme social. Qu’est ce que ça peut leur faire que j’en grille une, allongé dans l’herbe ? On veut m’exterminer, merde. C’est de la terreur, c’est du maccarthysme. J’ai le sentiment de perdre tous mes droits civiques en fumant. On n’est plus libres. Ils s’attaquent aux fumeurs comme on décime les troupeaux atteints de la vache folle, pour que leur maladie, ma maladie, ne se propage pas aux individus sains.
On dirait que c'est moi qui passe aux « deux minutes de la haine » quotidienne. Le fumeur est un délinquant, un individu à risque, une menace épidémique. Tous les jours j’ai le droit au couplet moralisant, comme si tout le monde se faisait juge. Tu devrais arrêter. Je devrais arrêter. Mais je fais ce que je veux, tant que ça me regarde. Qui ça fait chier ? C’est comme la ceinture de sécurité ou le casque sur la moto. Qui ça fait chier que je ne les mette pas ? Qu’il faille conduire sobre, respecter des limites de vitesse etc etc, je veux bien. Mais si je dois mettre un casque ou pas sur ma moto, ça ne regarde que moi. Bientôt je vais me prendre une amende quand j’allumerai une cigarette en public. Bientôt on banira le café parce que c'est une drogue et en plus ça rend les dents jaunes (ce qui n'est pas politiquement correct, avoir les dents jaunes, quelle horreur).

Je n’ai jamais aimé Sartre. Et pourtant je me sens toujours proche de lui quand je vois une photo de lui, où il fume toujours, forcément. La cigarette est vraiment une partie de lui-même, comme ses cheveux, son œil tordu ou ses grosses lunettes. Et voilà que, j’ai remarqué cela depuis peu, quand on met sa photo sur de grandes affiches, on modifie pour retirer sa clope de ses doigts. Il reste un petit manque, un vide idiot, des doigts trop écartés. On retire la cigarette de Sartre comme on retirait Trotski auprès de Lénine. Trop gênant. La réalité fait parfois coexister sur une même image deux choses qu’on juge par la suite incompatibles. Comment Lénine aurait-il pu fréquenter Trotski ? Comment un grand homme de la stature de Sartre aurait-il pu fumer ? Alors on efface, on gomme, on élimine. Comment une grande société moderne comme la notre pourrait contenir des fumeurs ? Alors on efface, on gomme, on élimine. Réécrire la réalité... tout un programme. Les photos truquées de Sartre me confirment définitivement que je ne suis pas un paranoïaque. D’ailleurs je ne l’ai jamais été. J’ai toujours pu encaisser beaucoup sans rien dire. Mais là, on a volé Sartre, on me vole. On me dérobe mon bonheur à fumer. Il y a encore un an j’avais du plaisir à fumer, maintenant à force de répression dans tous les sens, mon bonheur s’efface. Ne reste que la froide addiction.

Un jour on dira que les lunettes à grosse monture ce n'est pas politiquement correct, alors on retirera ses lunettes à Sartre. Et puis un oeil tordu ça aussi c'est moyen, faudra songer à lui redresser. C'est pour son bien.
A ce moment là, Sartre ne sera plus Sartre. Sartre sera devenu n'importe qui. On commence par faire le tri dans son apparence et puis on fera le tri dans ses écrits. Trop violent, Sartre, trop violent. Va falloir publier des versions abrégées qui sucrent certains passages peu intéressants. Si Sartre savait ce qu'on lui fait, il hurlerait.
Finalement je l'aime bien Sartre.
En plus elle aurait été magnifique cette affiche avec la clope. La fumée s'élevant sur fond noir...

Hier j’ai fumé une cigarette dans l’enclos de là où je bosse, à l’extérieur. Je me suis fait dénoncer, bordel. Dénoncé. Et voilà le cortège des officiels qui remercie de cette délation organisé. Fumer c’est vraiment l’acte ultime de la liberté. C’est quand même con. Pour moi fumer c’est un geste anodin, c’est comme boire un verre ou dire bonjour. Et j’ai jamais voulu que ça devienne un geste tragique dans lequel se joue l’avenir de la société. C’est fou qu’on puisse jamais avoir la paix. Faut toujours qu’on vienne me faire chier avec de pareilles conneries. Ca me rendrait presque vulgaire.

Tout ça pour une Lucky qui devait me donner un peu de plaisir. Tout ça pour une volute de fumée, merde.