Goran faisait partie de ces types cools, unilatéralement sympa et qui ne s'énervent jamais. Il portait les cheveux longs noués sur la nuque, des lunettes d'intello et constamment son air gentil. Il avait, cela va de soit, invité tout ses potes de France à venir passer leurs vacances chez lui, à San Francisco. Une fois n'est pas coutume, pas mal de monde avait concrêtisé et depuis de nombreuses semaines l'habitation était envahit par les amis français. Les colocataires américains, eux, en avait carrément raz la casquette de voir tous ces français squatter en permanence les canapés du salon et dormir partout dans la maison. Ca manquait d'espace vital. Je me retrouvais ainsi dans une ambiance plombée au milieux de gens vaguement hippy new age que je ne connaissais pas et que, visiblement, je dérangeais. Quand mon pote debarqua le lendemain, j'avais déjà pris la decision de louer une bagnole pour rechercher un air plus respirable. On achetait plusieurs grammes de Chronic, la skunk locale, et on prenait la route confortablement installé dans notre Dodge bleu ressemblant vraiment à une voiture américaine. On s'était aussi procuré un ghettoblaster, ces gros postes CD/K7 qui mangent une tonne de piles et qu'on balade partout pour emmerder le monde. Mon pote et moi on a traversé le Golden Gate en direction de Yosemite Park, une réserve naturelle, puis on a enchaîné 3 semaines de road trip classique : Death Valley, Las Vegas, desert Mohave, road 66, Los Angeles et côte pacifique pour remonter sur San Francisco où Goran avait réussi à nous dégotter une chambre libre, dans une autre colocation, à coté de chez lui
Dans un voyage il y a plusieurs phases. En premier lieu cette phase d'adaptation où tu atterris, timide, impressionné, sur tes gardes. Quand tu te pointes de France dans une grande ville américaine tu restes assez prudent. Parce que d'abord tu ne connais pas. Tout simplement. Et puis aussi, tu sais que les américains sont armés avec des flingues et qu'ils ne sont pas du genre à hésiter dès qu'il s'agit de tirer dans tous les coins. Tu les imagines un peu fachos et un peu barges, un peu psychopates surtout. Toutes ces images qu'on voit à la télé tu te doutes bien que ce n'est pas la réalité mais ça s'imprime quand même dans ton subconscient. Alors tu fais gaffe. Et finalement, quand tu débarques, tu découvres des aspects inattendus que tu devras gérer avec les moyens du bord. A San Francisco, la pauvreté est très visible par exemple, à Los Angeles aussi du reste. Tu vois des homeless partout, des alignements de types qui dorment dans la rue, sur des feuilles de cartons, de véritables campements de fortune. Ensuite, une grande partie des habitants de San Francisco pratiquent une tolérance des plus libérale. Tous le monde nique avec tous le monde. Si t'es pas homo t'es bi et si t'es ni homo ni bi t'es straight. C'est aussi simple que ça. Les gens, dans leurs apparences et dans leurs manières, s'autorisent un peu tout et n'importe quoi. A L.A c'est différent, c'est plus tuning et c'est plus viandasse : gros paquets de muscles aux hormones, silicone et têtes de con. Et toujours ces malheureux homeless gris/brun qui ressemblent à des poux. Si t'es un homeless c'est que tu bosses pas, et si tu bosses pas tu mérites d'être un homeless. C'est aussi simple que ça.
Le quartier où nous étions quiché à San Francisco s'appelle Lower Haight. Comme son nom l'indique, il est situé en dessous de Haight Ashbury, le quartier hippy, qui, une fois passé l'impression d'arrivée, se révèlait plutôt folklo, avec toute une faune piercée/tattouée, une myriade de boutiques de fringues et d'accessoires alternatifs, des petits resto végétariens et pas mal de gars cédant des bijoux ou des vêtements à même le trottoir. Le tout dans une ambiance décontractée d'inspiration seventies. Haight Ashbury s'étend autours d'une grande rue penchée, Haight street, entre le Golden Gate Park en haut où Janis Joplin venait se détendre avec ses potes et où fut photographié l'arbre célèbre qui est reproduit sur une de ses pochette d'album, et Lower Haight, donc, en bas. Lower Haight formait, au moment où j'y suis passé, une zone un peu impalpable, un 5 à 7 coincé entre le Haight Ashbury hippy devenu gentiment touristique et Tenderion le ghetto black du centre ville. Lower Haight, en fait, était un espace d'échange, une épicerie à ciel ouvert pour les crackheads.
Tu reconnais aisément un type accroc au crack. Il suffit de penser à n'importe quel film de mort-vivants. Je sais qu'en choisissant cette référence cinématographique je prend le risque de tomber dans de l'image facile, dans de la métaphore clichée abondemment utilisée pour évoquer les toxicos ou les camés de rue. Pourtant, concernant les crackheads de Lower Haight, il n'est pas de reflet plus précis que je puisse faire remonter, il n'est pas, en vérité, de représentation plus rigoureusement exacte. La silhouette décharnée, la peau blafarde, les yeux exorbités, les cheveux ébouriffés, le total abandon de l'apparence et surtout cette putain de démarche saccadée, ces gestes décomposés en lamelles comme s'ils étaient passés au fil rasant d'un découpage stroboscopique. Les crackheads ont le regard des fous hallucinés, on lit dans leurs yeux la fureur et l'intensité de la démence. Ils restent éveillés des jours entiers, debouts, prenant racine sur un mètre carré de trottoir, ils sont les ronces ou les orties ou le fil barbelé.
Lorsque tu les croises, ils cherchent parfois à t'arrêter, ils te regardent avec une expression de parfaite stupéfaction figée sur le visage. Ca se passe dans la fulgurance d'un flash au milieu d'un espace-temps tournant au ralenti. Ils te captent par une tension, ils écartent les bras mais ils sont trop lents, beaucoup trop lents pour te choper. Sauf si tu t'avères assez innocent ou assez con pour ralentir, alors ils t'aggripperont, ils t'invectiveront, ils s'accrocheront à tes frusques et ne te lacheront plus. Ils t'entreprendront avec cette détermination angoissante de ceux qui n'ont plus rien à perdre, oppressés par le manque, omnubilés par la nécessité de l'argent, désertés par leur âme et conscience. Tu leur concèderas un peu de thune ou tu les enverras valdinguer, ce qui, vu leur état de santé lamentable, ne recquierera pas beaucoup de force physique. Mais dans un cas comme dans l'autre, tu repartiras avec une boule dans l'estomac et un souffle de vent glacé entre les deux épaules Si, tu passes devant eux sans freiner, par contre, les crackheads ne te causeront pas de désagréments. Et c'est bien ce qu'invariablement tu finis par enregistrer : ne jamais répondre à l'appel des crackheads, tracer la route sans les considérer ni les connaître. J'en ai très vite pris l'habitude, très vite, ils sont devenus des ombres parmi le mobilier urbain que j'évitais machinalement, comme les flaques d'eau ou comme les merdes de chien. Les crackheads sont des putains de zombies tu peux en être certain. Et toi et moi sommes leurs semblables, ou pas très loin.
A la première bonne tête venue, de celle qui porte le salut, je demandais mon chemin. Et donc je prononçais Sellmore street avec un accent à la con, que j'imaginais californien. En fait je le prononçais sans le prononcer, en le machouillant, avec une articulation desespérante pour un orthophoniste. Et là miracle ! Mon ange gardien ! Ma récompense celeste ! Cette putain de bonne fortune qui ne me quitte jamais lorsque je vais de par le monde ! La fille à qui je m'étais adressé indiqua que j'étais 1/ dans la bonne direction 2/ tout pret de ma destination, c'est à dire à deux blocs, c'est à dire à deux intersections de rues perpendiculaires car dans les villes américaines tout est géométriquement quadrillé. Je poursuivi ma route et, quelques dizaines de mètres plus avant, tombais sur cette rue : Filmore street. J'appuyais sur la sonnette au bon numéro. Goran m'ouvrit la porte.
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et quand le mec il est bilatéralement sympa ça donne quoi?
Junky trip virtuel d'un frenchy sans a priori américanophobe.
Unilatéralement intéressant.
Il dit quoi lui à l'étage ?
Elle se lit cette suite mais sans intêret.
Elle ne me donne pas envie d'aller voir sur place.
Je préfère Nicolas Hulot.
C'est difficile de commenter un texte qui se propose de nous faire découvrir quelque chose dont je n'ai rien à foutre. En fait, c'est bien tourné et le ton est accrocheur.
J'aime les deux derniers paragraphes, que je trouve bien écrits.
En les développant, ça aurait fait un énième texte sur la drogue mais vu du point de vue du non-drogué. Ou alors dans un polar, quand le héros va promener son clebs dans le quartier où il a passé son enfance.