Le gant rude d’Hernando me tira en arrière.
-« Ca suffit maintenant, on y va. »
La marche inlassable reprit sous une pluie fine tenace, et les hommes étaient sombres. On devinait un grand sommet blanc dépassant de la jungle couleur de jade. Le chemin était de plus en plus rude, parsemé de pierres coupantes et de trous dissimulés par les hautes herbes. La pluie s’accéléra et il fallut stopper. Les soldats s’adossèrent à de grosses pierres, l’eau ricochant sur leurs armures sonores. Les casques se remplirent vite et procurèrent un peu d’eau fraîche après la terrible chaleur humide des semaines précédentes. La nourrice de la belle Isabelle en était récemment morte, hélas, puisse le Tout Puissant avoir pitié de son âme... Je remarquai que les belles étoffes recouvrant sa chaise étaient trempées, et il fallut soudainement trouver un arbre assez grand pour l’abriter, ainsi que les lourds coffres qui l’accompagnaient. Mais la grande demoiselle de Madrid resta cloitrée à l’intérieur. Dieu nous protège... La pluie dura plusieurs heures, pendant lesquelles on parla peu. Almagro ordonna ensuite que l’on se mette en route, sous le sourire narquois d'Hernando : le ciel était déjà sombre. Celui-ci leva la tête quelques instants et resta longtemps à scruter les masses nuageuses sombres s’avancer. Le profil découpé sous la lumière acérée, il se tenait bien droit devant l’immense chemin qu’il nous restait à parcourir, scrutant des yeux l'horizon infini. Le front noble mais fatigué, à bout de forces, et l'épée traînant un peu plus que d'habitude, je vis à travers cette belle stature le signe proche de notre déclin à tous, et croisant soudainement son regard, un feu éteint depuis déjà longtemps dans la noirceur de ses pupilles.
Pendant ces derniers jour l’air semblait s’être raréfié, mais la végétation était toujours aussi épaisse. Je respirai avec difficulé, serrant ma bible sous mon gilet humide, brûlant dans ma propre transpiration. Le chemin se séparait entre une montée abrupte et escarpée, et de l’autre une plaine bordée d’un mur de végétation tropicale. Des hommes avaient déjà entrepris de nous frayer un chemin à travers de grandes fougères sombres. Almagro hurla que c’était pure folie et qu’il valait mieux monter. Les lames ignorèrent les cris, et fouettèrent avec vigueur les feuilles humides. Finalement l’on commença à s’engouffrer dans la brèche. A cet endroit précis la forêt était encore plus dense que je ne l’avais imaginé, dévoilant un monstrueux enchevètrement de lianes souples, de troncs diformes et de palmes extravagantes ornées de fruits multicolores. Mieux vallait suivre du regard les pieds de celui qui avançait devant, pour ne pas trébucher. Nous marchions lentement, la peau griffée de temps à autre par des épines et des branches acérées. Des troncs noueux se déployaient de façon monstrueuse, pliant sous le poid d’un enchevètrement de feuilles grasses et lourdes. Au-dessus de nos têtes, la voute immense dissimulait toute vision d’un rayon de soleil ou d’un quelconque repère céleste. Nul doute que dans cette vaste confusion de nature dépassant le moindre espoir d’unité humaine, j’y voyais l’œuvre d’un démoniaque architecte, et peut-être l’aube d’un monde délaissé par Dieu lui-même.
En quelques jours nous avions peut-être progressé d’un ou deux kilomètres. En vérité personne n’en avait la moindre idée. La chaise d’Isabelle nous ralentissait considérablement et malgré les coups de poing d’Hernando sur les dos maigres des porteurs indiens, nous avancions peu. Un soldat était encore mort d’étouffement la veille ; de gros champignons lui avaient poussés sur la gorge depuis quelque semaines. Almagro motivait mollement ses troupes ; je sentais en lui tout espoir d’approcher au but évaporé. Hernando lui, conservait une énergie qui me rendait admiratif ; le regard furieux et la mine terrible, sa seule apparence inspirait la crainte même à des guerriers lourdement armés. Il consultait de temps à autre une carte. Le rituel était précis : il annonçait d’abord calmement une pause et ensuite, d’une voix forte pour être bien sûr que tout le monde l’entende, clamait qu’il était temps de «repérer les directions ». Il sortait alors d’une malette quelques instruments de mesure rafinés dont personne ne soupçonnait l’utilité. Dépliant un morceau de chiffon vaguement barbouillé, il faisait mine d’entrer en grand conciliabule avec Almagro. Ensuite, repliant avec soin et minutie tout son atirail, il attestait avec une joie communicative que nous êtions presque en vue de l’objectif. Tout ceci me paraissait être un leure afin de motiver son escorte. Un jour je jetai un œil très bref à la fameuse carte : on n’y voyait rien d’intelligible, sinon les griffonages d’un fou.
Plusieurs jour passèrent. A bout de forces, au bord de la famine, tour à tour épuisés par la soif, tourmentés par les bêtes ou la maladie, nous continuions, perpétuellement. Pendant la nuit, un soldat s’était enfui. Hernando ordonna que nous rebroussions chemin pour aller le chercher. Des murmures fatigués s’élevèrent des rangs. A ma grande surprise celui-ci ne rentra même pas dans une de ses terribles colères : feignant de n’avoir rien entendu, il commença lui-même à revenir en sens inverse, fixant de son regard brûlant les yeux des hommes terrorisés. Finalement, chacun le suivit avec résignation, après tout j’imaginais moi-même que l’affaire durerait au pire quelques heures.
Cet aller-retour nous coûta deux jours supplémentaires, bien que ma notion du temps soit tant altérée au point que je n’en suis plus bien sûr. Pour accélérer la marche, on laissa Isabelle et son escorte personnelle dans une clairière à peu prêt dégagée, et légèrement surélevée. Hernando assura que nous reviendrions sur nos pas et que mieux valait épargner à la délicate senorita un effort insensé. Après des heures infinies de souffrance dans une chaleur accablante, on surprit en fin de journée le soldat hagard et suppliant, allongé contre un tronc. L’humidité et la fatigue l’avaient terriblement affaibli. Hernando prononça ces mots très simple :
« Cet homme est responsable de nos malheurs pendant ces dernières heures.».
Les autres se jetèrent sur le malheureux avec une haine féroce. Des salves de coups de poings et de pieds lui cassèrent quelques dents et lui défigurèrent la face. On hésita tout d’abord à aller plus loin. Mais Hernando semblait absent et ne réagissait pas. Alors, on le déshabilla et chacun joua un peu avec lui. Un soldat lui entailla le tendon d’Achille, un autre le frappa d'un ou deux coups de lance dans la main. Le pauvre diable hurla car il venait de perdre un doigt. Quelque-uns décidèrent ensuite de lui lacérer la peau avec des pointes de poignard. Méconnaissable, le fugueur n’était plus qu’une mare de sang noire rampant parmi les herbes. Hernando sortit de sa torpeur et se tourna vers moi, feignant de demander «en présence d’un homme de dieu » ce qu’il fallait faire en pareille situation. Le beau regard horrifié d’Almagro me demandait de l’achever. Les Indiens quand à eux avaient détournés la tête. Mais les autres voulaient encore du sang. Les yeux rougis avaient remplacés les mots. J’étais terriblement excité, partagé entre mes devoirs cléricaux et la vue apaisante d’observer la souffrance d’un autre. Sans plus réfléchir, j’intervint :
« Seigneur Hernando accorde ta pitié et épargne cet enfant de Dieu, qu’il soit laissé à ses propres fautes, ainsi il aura tout le loisir de se repentir de ses mauvaises actions».
Mon cœur battait à tout rompre, ne croyant pas mes propres paroles. J’avais donc condamné un homme au plus atroce des supplices : l’abandonner de nuit dans une jungle menaçante à quelques heures, voire plusieurs jours d’agonie.
Le retour se passa sans encombre. Les hommes avaient été grisés par la sentence populaire, la pluie avait presque cessé et la température devenait plus supportable. Un soldat avait même tiré un animal qui ressemblait à un gros sanglier : on se préparait à un festin le soir-même. Contrairement à mes craintes, on retrouva facilement la clairière où devait nous attendre la chaise d’Isabelle, cette fois noyée dans une brume épaisse. Personne n’y voyait quoi que ce soit, alors, commencèrent les appels. Point de réponse. A tâtons, la file avançait vers l’endroit supposé où devait se trouver la chaise. Il n’y avait pourtant rien. Etions-nous devenus fous au point de nous être perdus ? Hernando ordonna qu’on fasse de grands cercles, en marchant doucement. Brusquement un hurlement déchira le silence. Mon pied dérapa, et je retrouvai de justesse l’équilibre. Je devinai un vide gigantesque devant-moi gronder, j’entendai ses profondeurs glauques. Un bruit métallique sourd parvint à mes oreilles. Les cris rauques des grands aras se turent subitement. Un corps était tombé.
« Personne ne bouge ! » hurla Hernando. Nous attendîmes pendant de longues et pénibles minutes, ou heures, je ne sais plus vraiment. Des paquets blancs épais coulaient doucement entre nous. Chacun devenait fantôme. On voyait des ombres, on devinait des formes humaines et puis une nape venait doucement diluer le tableau, d’un blanc noirâtre et malsain. Je n’osais plus faire un mouvement, de peur de basculer dans un néant invisible. La forêt dessinait une vaste fresque hésitante à travers les nuages. Chacun échoué sur un ilôt, nous étions perdus dans une immensité sans fin, aveugles et écrasé par un terrible silence. Seules les touffes d’herbe sous nos pieds rappelaient que nous êtions toujours dans le monde des vivants. Parfois, on voyait les contours d’un arbre se dessiner à travers des voiles opâques, des feuilles apparaître dans les ténèbres blanches, et puis l’image redevenait lourde et indéchiffrable, broyée dans un implacable étau de velours. Finalement une crète apparut. Ce fut quelque bribes de bois, une palme qui se précisait, une portion de ciel perçant à travers l’effrayante nébulosité. Face à moi, le spectacle le plus grandiose se découvrait à travers les vapeurs. Une étendue énorme de jungle couvrait une distance que l’œil pênait à évaluer, dévoilant dans les contrefonds d’une vallée pâle des cours d’eau sinueux, tranchant la masse émeraude à vif.
La clairière se situait à plusieurs dizaines de mètres en aval et le gros des troupes s’en était écarté, trompé par les brumes épaisses. Quelque uns se penchaient par-dessus le gouffre. Un soldat pleurait un camarade disparu. Plutôt que de les réconforter, je préfèrai m’empresser de monter. Les vapeurs avaient disparues et un soleil chaud éclairait une vaste prolifération de figuiers délicats, penchés sur une herbe d’un vert éclatant. Les porteurs avaient disparus. Nulle trace d’Isabelle et de sa chaise. Hernando arborait une mine parfaitement calme avec de temps à autre une esquisse de sourire vicieux. Il y eut comme un frisson de panique qui parcouru l’échine des hommes. Je réalisai subitement tout le génie d’Hernando dont le plan avait fonctionné à merveille : il avait écrasé toute idée de contestation dans les rangs et de plus s’était débarassé d’Isabelle et de sa garde, seuls témoins possibles des folies imprévisibles de cet homme. Le poid de la solitude m’écrasa de toute sa force : impossible d’y échapper désormais. Conduit par Hernando, et sans l’aide de Dieu nous courrions tout droit vers notre mort. Avait-il prévu cet événement ? Peut-être n’en savait-il rien. Peut être qu’Isabelle avait tout simplement fui. Laisser une femme dans une chaise richement décorée, à la vue de tous dans un endroit exposé, et avec pour seule protection de maigres indiens achetés pour quelque pièces d’or, laissait peu d’espoir de les retrouver. Almagro semblait détaché de la terre. Fixant obstinément le pommeau de son sabre doré, la bouche entrouverte, le dos courbé, il semblait frappé de mutisme. Il ne parlait presque plus depuis quelques jours déjà.
Hernando monta sur une grosse pierre. Se redressant fièrement, l’armure luisant sous les rayons lumineux, il prit la parole :
« Dieu nous éprouve aujourd’hui mes compagnons. Cela signifie que nous approchons du but. Les indiens ont compris que bientôt nous serons seigneurs de ces terres et veulent insufler la peur dans nos ventres. Nul doute qu’il sont responsables des crimes que nous découvrons sous nos yeux révulsés. Mais ils trahissent leur panique dans leurs actions. Avec l’aide du Créateur, le Royaume d’Espagne pourra bientôt étendre son étendard bienfaiteur sur ces sauvages. Encore et au-delà».
La marche repris. Les yeux baissés, nous avancions silencieusement. Le souffle de la veille était retombé. La peur étreignait les hommes de ses doigts osseux. Je compris qu’une présence féminine, même discrète, insufflait toujours une certaine dose de courage parmis les rangs. Les âmes perdues se tournaient vers moi désormais, à ma plus grande horreur. Hernando lui, semblait parfaitement s’accomoder de cette nouvelle situation. Nous progressions certainement plus vite et cela le satisfaisait intensément. Son regard vif trahissait une lueur démente, un trait de fébrilité insensé. Il redoublait de vitesse, et beaucoup peinaient à le suivre. Almagro était toujours absent, l’air quasi-drogué. Nul doute que les disparitions du jour l’avaient affecté, et celle d’Isabelle, à lui peut-être encore plus profondément qu’aux autres. Quand à moi j’étais furieusement fébrile après ces derniers évènements. Tandis que beaucoup sombraient dans la peur de la mort, l’espoir m’avait repris. Je rêvai soudainement d’empires immenses, de sauvages bariolés se prosternant sous des crucifix, habillés de palmes fraîches et décorant d’orchidées une haute cathédrale blanche. Je me voyai évèque des Indes, prophète de la parole du Christ au plus profond du continent ! Les édifices dépasseraient la voute du ciel, et derrière les vitraux de cristal, resonneraient le chant des orgues. Car face à celui qui fait rouler de sa main les mondes, ils prieraient tous avec la plus grande ferveur, sous mon impulsion divine. Te Deum Laudate!
LA ZONE -
L’indigène gisait sur le sol, les yeux exorbités. Je levai vers son front une main tremblante et dessinai doucement un signe de croix. Pardonnez-moi mon Dieu. De l’autre je lui caressai les cheveux humides. J’entendis sa respiration s’accélérer, et subitement sa poitrine bondit. Un filet de sang coulait de ses lèvres entrouvertes. Je palpai avec délice ce corps brûlant sous mes paumes, fragile et trop tendre. Alors que la vie d’un autre homme coulait entre mes doigts, je me sentis pris d’un élan d’amour intense, qui me procura un bien être immense, presque honteux. Je relachai la pression de mes mains, n’osant plus toucher ce miracle que j’eus peur de briser. La poitrine de l’Indien s’affaisa doucement. La tête baisée, je ne pus m’empêcher de fixer avec intensité ses mains crispées sur une masse rouge et difforme, juste au niveau du ventre.
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D'abord un gros bravo pour le style, mais venant d'Imax, c'est pas une très grosse surprise, on y avait déjà eu droit. C'est carré, très maitrisé et sans le moindre grain de folie ou d'originalité, mais mine de rien, pour raconter une histoire c'est encore ce qui se fait de mieux. L'action et la description s'équilibrent bien, on se fait une idée précise et visuelle des scènes sans que ça devienne jamais ennuyeux. La fin s'achève avec une certaine frustration, on attend le dénouement avec impatience.
Par contre, l'inspiration consciente du film d'Herzog, 'Aguirre ou la colère de Dieu' a un coté un peu gênant, quand on a vu le film on a l'impression d'en lire le storyboard, sans trop de déviation, ça laisse une assez sale impression, mais bon, c'est de la bonne came et on arrive à encaisser ce qui serait insupportable de la part d'un texte moyen.
Et quand on l'a pas vu, on comprends pas grand chose. Mais c'est bien écrit, alors ca passe.
J'aime bien le côté classique également, la sobriété. Ca se lit bien. Plus c'est classique et plus il faut de distance. J'attends le prochain kilomètre.
Oui alors comme le souligne notre eleveur de champion Nihil, bien evidemment comme je l'ai mis dans mon intro le film m'a donne l'idee d'ecrire l'histoire. J'ai ete un peu con parce que j'ai mal coupe le texte qui fait dans cette premiere partie un peu trop storyboard, mais bon je sais qu'un texte trop long sur internet on decroche vite.
Sinon je me suis essaye pour la suite a un exercice un peu plus casse-gueule, on verra bien ce que vous en pensez et je suis actuellement aux turbines pour les ultimes modifications. Bon c'est pas le chef-d'oeuvre du siecle hein mais j'essaie un peu plus d'y mettre mes couilles au vu des commentaires sur ce present passage.
Concernant le style classique, je voyais mal un pretre au 16eme siecle parler comme la pute du MacDo ce qui explique mon choix, en plus c'est assez marrant comme exercice. Et il faut bien dire aussi tout de meme que j'aurai un peu plus me casser le fion concernant le ''parler'' des personnages, genre quelque recherches, mais je suis une vieille flemmasse et une bite en espagnol qui plus est.
Pendejo.
Merci Nihil. Je pars en Argentine.
PUTEPUTEPUTE.
Bonjour.
J'ai pas vraiment accroché.
Le style, bien que ce texte soit super bien écrit, m'a pas vraiment plu, je sais pas. C'est réaliste, tout ça, mais y'a un truc qui me gêne.
Sinon, l'histoire en elle même est intéressante, et certains passages valents vraiment le détour. Ça m'a même donné envie de m'intéresser de plus près au conteste historique et géographique.
Je vais quand même le relire une seconde fois.
IMAX, le retour!
ça gaze ? Tu "baises" les têtes maintenant? Je sais bien que ton style est volontairement propre et lissé, mais on peut dire "pipe" aussi ;o)
Je suis d'accord avec tout ce que nihil a déjà dit de ce texte.
eh bien moi je ne suis pas d'accord avec ce qu'a dit IMAX de ce qu'à dit Nihil...
et comment dit-on "bite" en espagnol?
Ferme ta gueule et suce, hijo de puta.
De rien.
Je ne peux point parler car j'ai la bouche pleine.