Cet homme, face à vous, renifle et crache. Il renifle, et il crache. L'air ici est tellement irrespirable que ce vieux débris le recycle en une gelée inconsistante de couleur verdâtre qui s'étale mollement sur le sol poussiéreux avec un bruit désagréable. Mais est-ce vraiment de l'air ? Odeur de merde, de gangrène, odeur de sueur, tout cela pèse sur vous. Vous respirez par la bouche. Et l'autre, qui encore et encore, transforme cet air vicié en ce qui ressemble de plus en plus à un tas sur le sol de la cellule, à côté de vos jambes. En y réfléchissant bien, sa consistance n'est pas très différente de celle des aliments qu'on vous sert ici. Ceux pour lesquels il faut se battre.
Aux heures les plus chaudes, quand chaque mur devient un brasier infernal, il faut avancer au milieu de la cellule. Chacun, lentement, rampe ou glisse lentement vers le centre. Comme si de rien n'était, comme si personne ne devait se douter que vous vous y dirigez, avant que midi n'arrive. Tous, vous les défiez du regard, en déplaçant vos bras, vos jambes, chaque mouvement vous rapprochant de l'endroit le plus frais. À midi, un tas humain est formé à égales distances des murs, immobile. Personne ne bouge plus, de peur perdre un seul centimètre d'espace. Personne ne veut plus s'approcher des murs. Les murs. Limites brûlantes de votre espace restreint. Ils vous confinent, vous obligent à vous entasser les uns sur les autres, chacun urinant sur les autres.
Personne ne parle, dans la cellule. Sur les bancs, contre les murs, allongés sur le sol, vous vous observez sans un mot, sans un geste. Personne n'ose dormir. Souvent, les plus dangereux étranglent ceux qui dorment. Pour avoir plus de nourriture. Vous, vous regardez toutes ces épaves, leurs haillons souillés de merde, leurs peaux collantes, luisantes malgré la poussière, leurs yeux ternes et gris comme les murs. Il y a cet homme, celui que la grosse brute a choisi comme victime, à qui il vole toute sa nourriture, cet homme tellement maigre, ses traits creusés, lui qui vous regarde dévorer avidement la bouillie infâme que vous avez dans les mains. Toute notion de solidarité disparaît. Partagez votre nourriture, vous êtes faible, vous n'aurez plus à manger. Empêcher un prisonnier d'en étrangler un autre, vous êtes faible, vous vous faites massacrer. Tout ce que vous pouvez faire, c'est regarder lâchement l'affamé en engloutissant votre maigre ration. Regarder sa dépouille glisser sur le sol, soulever des volutes de poussière, traçant des traînées d'étrons et de bave, suivre des yeux le cadavre porté par les gardes, ses côtes saillantes, et prier pour ne pas être la prochaine victime.
Cette vieille femme, folle. Elle vous souriait, elle souriait à chacun des prisonniers. Son regard avait quelque chose de presque bestial, un air lubrique totalement animal. Chaque fois que ses yeux se penchaient sur vous, il fallait regarder le sol. Vous l'aviez défié, la première fois, vous aviez soutenu son regard. Son sourire s'était allongé, et elle avait soulevé sa jupe. Vous n'aviez pas pu vous empêcher de vomir. Parfois, les détenus de longue date la fixait dans le blanc des yeux, et lorsqu'elle accomplissait son sinistre rituel, ils la violaient. Tous, vous baissiez la tête devant l'acte démentiel. Tous, vous vous taisiez. Tous, mêmes les gardes.
La cellule n'est pas grande. À estimer la longueur de cette pièce carrée, vous diriez quatre mètres. Peut-être plus, peut-être moins. Ce n'est pas important. Il faut conserver sa place, toujours la conserver. Les nouveaux arrivants, entassés au centre, sans appuis, cherchent toujours à vous la prendre. Ce que vous savez, c'est que vous avez pris la place d'une victime d'une des brutes. Une fois que vous en avez une, c'est comme si vous aviez grimpé un échelon dans la hiérarchie de cette société miniature. Aujourd'hui, vous pensez qu'au bout d'un certain temps, vous deviendrez peut-être une des brutes. Ou une victime. Peut-être violerez-vous la vieille, si elle n'est pas morte. Votre destin, vous l'imaginez quinze fois par jour, comme pour oublier son inexistence.
Il arrive un temps où vous oubliez pourquoi vous êtes ici. Vous vous regardez vous décomposer, tous comme les autres. Votre corps pourrit peu à peu, il s'use. Le temps s'écoule lentement, mais ses effets sont ravageurs. Lorsque vous dévisagez un de vos co-détenus, vous pensez à un miroir. Vous changez.
Mais aujourd'hui, pour quelques instants, tout va changer.
- Bande de taches, un pas en avant !
Aujourd'hui, tout va changer, car c'est la visite médicale.
- Alignés le long des cellules ! Bande de pourritures.
Le geôlier colle des coups de matraques à chaque nez qui dépasse de l'immense brochette humaine, devant les cellules. À chaque pied, à chaque visage. Il frappe par plaisir, aussi.
- Très bien, mes chéris. Maintenant, un quart de tour à droite. La droite, c'est par là ! Et vous bougez vos culs jusque devant l'infirmerie.
Tout est déjà très différent dans le couleur. Tout paraît si propre. Le sol luit sous la lumière des néons, au haut plafond. Vous n'aviez jamais remarqué., ou alors vous aviez oublié. Depuis combien de temps n'aviez-vous pas quitté les quatre murs ?
Tous, vous marchez d'un pas presque militaire. Sur toute la longueur, vous autres, zombies, faites claquer vos pieds nus sur le sol que vous souillez. Mais vous, vous venez de voir la fenêtre.
Dans la cellule, la lumière est faible. Avec le temps, vos yeux se font à l'obscurité, mais rien ne l'éclaire vraiment. Tout ce qu'il y a, ce sont les néons, dans le couloir. À l'extérieur, vous pensez.
Lorsque vous passez devant cette fine fente dans le mur, vous voyez au dehors. Le désert, les gigantesques roches qui s'élèvent vers le soleil. Rien, à part les falaises, et le soleil brûlant. Vous sentez la chaleur à travers la vitre barrée, certainement blindée. Vous ne remarquez pas que d'autres vous dépassent dans la file, que vous vous êtes arrêtés, vous et votre pas militaire. Vous n'entendez pas non plus le geôlier qui gueule à votre égard.
Vous êtes ébloui par cette boule de feu qui brille dans le ciel. Votre bouche grande ouverte, vous fixez cette intense lumière qui vous brûle les yeux. Plus rien n'importe. Depuis quand n'aviez vous pas vu le soleil ? Impossible de vous souvenir. Vous seriez incapable de dire si vous vous en rappeliez, de l'astre céleste, mais vous n'y pensez pas. Vous ne pensez plus. Plus rien n'importe.
- Putain d'enfoiré, rentre dans le rang, ou je te pulvérise.
Il s'approche, vous entendez ses talons claquer sur le sol où se reflète le soleil, au niveau de la fenêtre. Le soleil. Nom de dieu. Vous êtes aveuglé, désormais. Mais plus rien n'est important, la pensée du monde extérieur vous envahit. Vous voyez votre vie entière défiler devant vos yeux agressés.
Lorsque la matraque heurte votre nuque, vous ne sauriez pas dire si l'éclair blanc qui illumine votre champ de vision un instant durant provient du choc ou de la trop longue exposition au soleil.
- Le soleil ! Hahaha ! Le soleil !
Vous hurlez de rire, tandis que les gardes vous martellent de coups.
- Le soleil ! Hahahahahahahahahahaha ! Encore ! Encore le soleil !
Jusqu'à ce qu'un coup de pied referme votre machoîre sur votre langue, la coupant net. Le morceau tombe sur le sol.
- Purtain ! Arrêtez ! Le frappez plus ! Eh merde !
Vous vomissez de la bile et du sang, entre deux convulsions de délire.
Peu à peu, vous maigrissez. Vous ne parvenez plus à avaler quoi que ce soit. Les infirmiers ont fait comme si ils ne pouvaient rien pour vous. Bientôt, les gardes viendront vous chercher, mort de faim.
Bientôt, un nouveau prendra votre place.
LA ZONE -
Combien de temps ?
= ajouter un commentaire =
Les commentaires sont réservés aux utilisateurs connectés.
= commentaires =
J'aime pas tellement l'emploi du de la deuxième personne. L'effet voulu était sans doute de faciliter l'immersion du lecteur dans l'environnement du narrateur, mais en fait c'est pas folichon. On a du mal à accrocher, personnellement j'ai buté à chaque "vous". Je pense qu'ici une narration à la première personne aurait été bienvenue.
A part ça le texte en lui même est pas mal du tout. Certes pas réaliste, mais sympathique et plutôt bien écrit.
Heu, pareil que Blaez.
Une bonne ambiance, mais la deuxième personne est étrange. On pourrait se croire revenu dans un steve jackson, mais là on n'est pas vraiment dedans. Et puis ça n'apporte pas grand chose à une histoire qui était déjà bien.
Est-ce que c'est une prison pour femmes ? C'est pas trop l'impression que ça donne, pourtant y a une gonzesse dedans, faudra m'expliquer. Ou alors c'est une prison dans le futur, ou une geôle non-officielle, ou un truc de hippie du même genre où on mélange les sexes.
Les adjectifs et les adverbes lorsqu'il y en a trop, ça devient nocif. Les répétitions aussi. En règle général on a l'impression que l'auteur se force à "bien" écire. Du coup l'ensemble reste très lourd. La deuxième personne ne m'a pas dérangée par contre.
Pour le reste c'est rempli de poncifs. C'en est ridicule par endroits (épisode de la vieille notamment). Heurement la fin sauve un peu le tout à mon sens, du coup on reste pas sur une mauvaise impression. Mais c'est dur de parvenir jusqu'au bout quand même.
J'ai lu mais en me posant trop de questions :
C'est où cette prison, en Turquie (réf à Midnight Express)
puis est-ce une prison ? pourquoi une femme là ?
La fin avec la langue coupée m'a de nouveau fait penser au film cité...ainsi que le maton gueulant "mes chéris" aux prisonniers.
Du coup je ne sais pas, je n'ai pas pu entrer dans l'histoire.
J'ai beaucoup aimé l'écriture, je suis rentré dedans dès le 1er paragraphe, du coup je n'ai pas grand chose à redire pour faire mon lecteur consciencieux. J'aime bien.
Ça me ferait de la peine que le lobby arménien s'empare de la zone pour y répandre sa propagande anti-turque. Les Turcs sont un peuple hautement civilisé, fruit d'une greffe remarquable de la vigueur altaïque sur un substrat bizantin, hélas convertis à l'Islam, mais ça ne saurait durer, les derviches en attestent.
Le texte, y a un effort d'écriture qui se fait sentir, et j'aime bien ça. Et je trouve que le résultat en vaut la peine, c'est agréable à lire.
Sur le fond, je me tate. On va quand même dire que c'est allégorique. Mais veuillez lire allégorique sur l'air de gare au goriii-iii-lleee.
PS à mon commentaire : ce n'est pas une accusation de pompage au film qui se passe dans une prison euhhh...d'Asie mineure.