J'arpente le couloir de l'aile ouest de long en large, désoeuvrée. Ici il n'y a rien d'autre à faire que rester éveillée. Attendre qu'on m'appelle à l'aide, qu'un patient sonne, que le médecin urgentiste nous demande de prendre en charge un malade. La plupart du temps, il ne se passe rien qui vaille d'être signalé. On finit rapidement par s'enfoncer dans la torpeur. L'alignement de portes grises numérotées de 219 à 201 est un compte à rebours hypnotique vers le poste infirmier, seul îlot lumineux du service. Je connais par cœur ces portes toutes identiques, elles se dupliquent à perte de vue dans tout mon espace vital. Je les revois en rêve chaque nuit.
Tout au fond de l'interminable couloir, ma collègue prépare son chariot pour refaire une perfusion défectueuse. Une veine bouchée et du liquide qui s'infiltre sous la peau jusqu'à engorgement, comprimant et boursouflant les tissus. Je la vois extraire le cathéter de l'emballage stérile, préparer le pansement. Même à cette distance, je perçois sa lassitude.
Je me poste derrière la baie vitrée et je contemple le parking désert, écrasé par la lumière orange des réverbères. Le service de soins chroniques est isolé au fond d'un terrain vague, à l'écart des structures centrales de l'hôpital comme un animal malade rejeté du troupeau.
Il est une heure trente du matin, le service est plongé dans une pénombre à peine adoucie par les blocs lumineux des issues de secours. Les issues de secours ? Des escaliers étroits qui n'ont jamais servi : ici la seule sortie possible c'est l'ascenseur, sur un brancard, recouvert d'un drap propre.
La nuit est emplie de bruits parasites, perpétuels, qu'on finit par assimiler au point de ne plus les entendre : les respirations hachées, les ronflements, les gémissements ténus des agonisants. Tout ça n'existe plus pour moi, c'est devenu aussi naturel que les sons de mon propre organisme. La plupart des patients dorment d'un sommeil de plomb, aux lisières du coma, mais ça et là, une chambre sur trois environ, quelques uns luttent contre l'insomnie. Ils resteront immobiles, les yeux ouverts dans le noir jusqu'à l'aube. Quelques uns m'appelleront peut-être au passage pour me raconter leur calvaire, et adoucir leur interminable attente. Je ne me fais plus avoir maintenant, j'ignore bien consciencieusement ces misérables appels à l'aide. Ils finissent toujours par se résigner et reprendre leur vagabondage interne. J'évite généralement d'entrer dans les délires passéistes des diminués. Leurs enfants, leur ancien métier, les ravages du temps, je connais la chanson par cœur. La détresse sans fin et sans fond, la déréliction et la perte des sens, le corps qui pourrit. Il ne faut jamais tomber dans ce piège. J'ai vu des gens succomber à la tentation de la commisération, je les ai vus retourner inlassablement au chevet de ceux qui n'ont plus rien à perdre. Les réconforter, les occuper. Se plier aux quatre volontés des pauvres prédateurs qui vous pompent toute énergie jusqu'à vous laisser froid et démoli. Il faut les voir comme ce qu'ils sont : des organismes sans âme, avec des magnétophones qui tournent en boucle cousus dans le bide.
213. Saunier, Pierre. 66 ans. Cirrhose du foie. Un alcoolique repenti qui se lamente sur son inconscience de jeunesse qui l'a conduit ici. Récrimine sans arrêt et demande quatre fois par jour quand il pourra sortir. Il ne pourra jamais ressortir, tout son intérieur est irrémédiablement pourri et ne pourra plus fonctionner sans assistance. Rejoindra une clinique spécialisée pour y finir sa vie gâchée.
212. Moroni, Marguerite. 89 ans. Une vieille en fin de vie, aux bras entravés par des sangles pour éviter qu'elle ne s'arrache ses perfusions. Personne ne comprend plus ce qu'elle psalmodie à longueur de temps. Ne reçoit jamais de visite, n'a plus de famille. Les photos d'enfants encadrées sur sa table de chevet on été découpées dans des magazines. Tiendra six ou huit jours avant de décéder.
211. Szydlowitz, Huguette. 79 ans. Cancer généralisé. La chimiothérapie lui a laissé le crâne chauve et a changé ses veines en câbles impénétrables. Travaillait comme assistance chez un vétérinaire. Répète à l'envi que ses veines roulent, comme celles des moutons. Ses yeux pâles roulent misérablement dans leurs orbites comme si on s'apprêtait à l'égorger. Sortira dans deux semaines pour s'éteindre lamentablement dans une maison de repos médicalisée.
210. Albert, Jean-Claude. 59 ans. Cancer du foie ou un truc du genre, il est tout jaune et ses mains sont tordues par l'arthrite. Le volume de la télé à fond toute la journée. Aigri et méchant, il essaie de piquer les effets personnels de son voisin et se débat dès qu'on tente de lui donner des soins. Rentrera chez lui dans deux semaines pour faire son grand retour parmi nous quelques jours plus tard.
Nos patients bien terrés dans leurs cellules empilées comme les rayons d'une ruche. Une métropole de sanie, de douleur et de vieillesse. Ici, la sensation d'antiquité est étouffante, enivrante. Nous évoluons ensemble dans un monde clos, sans issue, aux règles à part. Eux les prisonniers, nous les vigiles. Tous piégés dans un monde organique en plein dysfonctionnement. Le temps passe lentement, les nuits sont interminables. Nous sommes les conservateurs paranoïaques d'une collection de semi-hommes, d'humains incomplets et diminués, qui n'existent plus que par et pour leur maladie. Plus rien n’a d’importance quand on a un cancer généralisé, hormis les cellules anormales qui métastasent et envahissent votre organisme. Rien d'autre ne compte.
Plus rien n’a d’importance quand la vieillesse s'abat sur vous et dévore vos souvenirs, vous secoue de spasmes ou vous oblige à porter des couches que vous ne pouvez vous empêcher de souiller. Rien n'a d'importance quand une sonde urinaire plonge directement dans vos organes génitaux. Rien d'autre que la maladie et la mort. Les souvenirs ne sont que des subterfuges pour occulter une pesante réalité : celle des chairs entamées, du sang qui pourrit, des perceptions qui s'éteignent.
Quand on vit enfermé dans son propre organisme en pleine déliquescence, coupé du monde par la cécité, rien d'autre ne peut exister. La vie, la famille, la maison, tout ça se retire peu à peu dans l'ombre.
La journée, on surprend des conversations à propos des antalgiques, de la tumeur qui a emporté l'ancienne occupante d'une chambre, des os fragilisés qui cassent comme du verre. Les patients sont plus calés que nous en terme de médecine. Ici c'est la seule réalité qui compte, celle de la chair putrescible, de la merde et des artères bouchées.
Est-ce que nos patients méritent encore le qualificatif d'humains ?
L'homme n’est pas fait pour durer aussi longtemps. On se gave de médicaments, on répare les membres brisés tordus disjoints avec des broches en métal, du fil en polyéthylène, on se colle des pompes en plastique à la place du coeur, tout ça pour vivre vivre vivre. On a voulu choisir par nous-mêmes de vivre le plus longtemps possible, sans tenir compte des lois.
Mais on est mort, intérieurement, même si l’organisme continue de faire son office comme une bonne machine bien entretenue. La chair qui part en lambeaux, les os en esquilles. Et on est mort. Les fonctions vitales qui s'atténuent peu à peu, touchées par un phénomène contre lequel la médecine ne peut rien : l'érosion. Et on est mort. La pensée qui décline, tout qui s’en va, conscience y compris. Et on est mort. Malgré les poumons qui s'emplissent et se vident, le cœur qui bat, les artères qui charrient en sang lourd et pâteux. On a dépassé la date limite, c'est tout. Le reste n'est que mécanique.
209B. Larbi, Mohammed. 67 ans. Infarctus. Complètement sénile. Tient la jambe des infirmiers d'origine arabe pour leur parler de sa maladie et de ses misères dans sa langue maternelle.
209A. Moreau, Pierre. 59 ans. Dans le coma suite à je ne sais quel choc opératoire. Transféré d'un service à l'autre depuis des semaines Il grogne et bave, et je dois le peigner et le raser tous les matins, avec l'impression de restaurer une statue de cire. Ne se réveillera jamais et restera à la charge de l'hôpital de longues semaines.
208. Rodriguez, Virginie. 27 ans. Une petite jeune avec des manières de petite bourgeoise blessée qui n'inclinent personne à lui souhaiter un prompt rétablissement. A perdu ses deux jumeaux à sept mois de grossesse, suite à une infection locale qui a dégénéré. Elle a fait une septicémie galopante qui l'a foutu au tapis. Les germes ont engorgé la matrice et l'ont siphonné de son contenu. Deux morts-nés dans les poubelles jaunes des déchets biologiques. Un bel holocauste tragique dont elle a du mal à se remettre, mais qui lui fournira un sujet de conversation pour le restant de sa vie.
207. Alicar, Maryam. 62 ans. Une vieille noire à la peau huileuse atteinte de je ne sais quelle affection dégueulasse qui boursoufle ses tissus et en fait un sac d'eau oedémateux. Adorable et charmante, s'excuse sans arrêt du dérangement occasionné. Mourra dans trois jours après un choc anaphylactique du à un médicament mal dosé.
206. Mouchi, Lucie. 92 ans. En train de mourir. S'amaigrit de jour en jour, perd ses cheveux et ses dents à toute allure. Nourrie uniquement par perfusion. M'a un jour demandé ce qu'elle avait fait pour mériter de vivre si longtemps. Reçoit les visites régulières d'une vieille fille éplorée qui nous enverra sans doute une carte de remerciements lugubres. La chambre sera libre pour ma prochaine garde.
Les opérations chirurgicales avec des blouses stériles, des gants sous emballage individuel, les seringues à usage unique, c’est du tape-à-l’oeil. De la flambe pour rassurer les familles et impressionner les services d’hygiène.
On se remet très bien de n’importe quelle opération, même sans précautions particulières. Dans les laboratoires pharmaceutiques, les techniciens opèrent des rats ou des chiens à mains nues, sans raser la peau, sans désinfecter. Et les animaux se réveillent sans problème. L’organisme n’est pas une machinerie fine et fragile qui réclame une attention et un soin d’horloger, ce n’est qu’un assemblage de tuyaux et de poches connectées qu’on peut bricoler à la va-vite sans conséquences.
Dans la journée, j'ai du assister à une opération de chirurgie standard. L’anesthésiste et un interne intubent le patient : ils passent la lame d’un laryngoscope dans sa gorge, et y glissent un tube en caoutchouc. Ils gonflent un ballonnet au bout du tuyau pour que ça colle bien aux parois de la trachée. Ensuite seulement ils rebranchent le respirateur à cette canule. Pendant tout ce temps le patient revient vers la conscience. Il arrive que des patients se réveillent en cours d’opération, qu’ils bougent, sursautent ou crient. Mais ils ne s'en souviennent pas après, alors quelle importance ?
On peut repenser entièrement le fonctionnement d’une articulation uniquement en coupant des tendons à des endroits stratégiques.
L’anesthésiste contrôle le taux d’isoflurane du respirateur, pendant que l’interne nettoie la peau avec de la teinture d'iode et dispose un champ stérile sur le ventre du patient endormi. Dans la pièce d’à côté, le chirurgien se lave les mains et une aide-soignante l’aide à passer une blouse stérile, un masque et des gants qu’elle sort d’un emballage en papier.
On peut brancher ensemble une artère et une veine sans dommages autres qu’une légère insuffisance cardiaque, tout dépend du calibre des vaisseaux choisis, et de l’endroit. Il suffit de clamper les deux tuyaux choisis, de trouer leur paroi et de coudre ensemble les bords des orifices. Le sang artériel, dont la pression est plus forte, se rue dans les deux chemins qu’on lui propose, dès qu’on déclampe. Ca saigne un peu au début, parce que la suture n’est pas étanche à cent pour cent, mais la coagulation referme les petits trous sans bloquer le branchement.
Les infirmières sélectionnent les instruments sur un plateau recouvert de pinces et de ciseaux, et les tendent au chirurgien. Il incise la peau sur une bonne longueur avec un scalpel à usage unique, puis s’attaque aux muscles abdominaux.
On vit très bien avec un rein en moins, mais que ce passe-t-il quand on replace le rein ailleurs dans l’organisme, alimenté par une dérivation artérielle ? Ca s’appelle une autogreffe, et l'organe continue de vivoter sans exercer son rôle initial. Mais sans pourrir non plus.
Le chirurgien et son assistant opèrent pendant qu’une infirmière aspire le liquide qui suinte sur la zone sensible avec un petit tuyau branché sur une pompe. Tous les gestes sont parfaitement réglés, répétés mille fois, automatiques.
On peut se servir d’une de ces sondes destinées à déboucher les artères pour arrêter temporairement la circulation du sang : placé dans l’oreillette, ce ballonnet de latex qu’on peut gonfler à distance empêche le sang de passer. La pression artérielle tombe, la pression veineuse monte, mais ce n’est pas létal. On peut laisser la circulation arrêtée plusieurs minutes, sans la moindre conséquence.
L’anesthésiste lit son journal assis sur une chaise dans un coin.
La veine cave est la plus grosse veine du corps humain, mais on peut la ligaturer entièrement sans le moindre dommage : le sang reflue, et trouve un autre chemin, il se sert d’autres veines, qui se dilatent pour supporter l’afflux de sang, et tout continue.
L’assistant est en train de suturer l’incision avec du fil en polyéthylène. Les infirmières préparent déjà le pansement et l'antiseptique. L’anesthésiste a coupé les gaz et envoie de l’oxygène pour accélérer le réveil.
Opération de routine.
Imaginez-vous une seconde avec le sang de quelqu’un d’autre qui court dans vos veines.
A l'infirmerie une aide-soignante prend son plateau-repas en feuilletant une revue people. J'évite soigneusement de croiser son regard, j'esquive habilement les velléités de conversation d'un signe de tête. Je préfère encore mes déambulations sinistres à ses débordements verbaux. Salaire trop bas, horaires de fou, courses trop chères, enfants malades, tout ça. De quoi devenir fou. Les heures de désoeuvrement s'étirent au-delà de toutes proportions, combler le vide est au-dessus de mes forces. Il y a les glandeuses, celles qui s'enferment à l'infirmerie avec leur livre et refusent de répondre au téléphone. Il y a les consciencieuses, qui passent de chambre en chambre pour subvenir aux besoins des patients, d'abord on les admire, puis on les plaint. On sait voir en elles ce qu'elles sont vraiment : des paumées pathétiques en quête d'une raison d'être. Moi je suis une vagabonde, je m'enivre de silence et d'attente au-delà du raisonnable. On est toutes bien parquées dans nos catégories limitées.
L'hôpital est un endroit propice pour les disparitions. Des patients sortent de leur chambre et ne reviennent jamais. Personne ne sait ce qu'il advient d'eux, ils s'effacent de la surface du monde et on n'entend plus parler d'eux. Ceux qui n'ont pas de famille, ceux qui passent leur vie à l'hôpital parce qu'ils n'ont plus d'autre endroit où vivre peuvent bien disparaître, personne ne s'inquiète de leur sort. Les vieux plus particulièrement. Personne ne pense à ceux que je descends à la cave. On les oublie, tout simplement.
L'hôpital est un mouroir qu'on ne se donne même pas la peine d'entretenir. Les peintures s'écaillent et tombent par plaques entières, les néons clignotent. Des multitudes de micro-organismes colonisent la plomberie, les climatisations. Tout est dégueulasse et antique. La poussière s'accumule partout, les lavabos sont jaunes et fendillés, les joints à demi-pourris. Le faux plafond est tavelé d'auréoles jaunâtres, souvenirs d'anciennes fuites mal réparées, le matériel métallique est rouillé. Ca n'a vraiment rien du grand espace blanc et aseptisé des clichés.
L'hôpital, c'est la grande déchetterie de l'humanité, la décharge où on entrepose les faibles et les mourants pour les cacher à la vue de tous en attendant leur disparition. La puanteur de la merde et de la sanie des corps négligés est intense, mal couverte par celle des antiseptiques. Quand je rentre chez moi le matin, je sens l'odeur de vieillesse et de saleté partout, dans la rue, chez moi, comme si elle contaminait peu à peu le monde entier.
Tout ça, toute cette horreur, cette saleté invivable, ne se voit pas au premier abord. Les visiteurs ont l’impression d’entrer dans un monde de blancheur et de pureté immaculée, de la lumière à flots, d’immenses baies vitrées au terme de couloirs larges. Il faut vivre ici pour reconnaître l'enfer nauséabond, le plus dégueulasse des taudis.
Je ne l'écoute pas, ses jérémiades n'ont aucun sens, je les ai déjà entendu cent fois, mille fois, par la bouche d'autres vieillards à la peau parcheminée. Ils se ressemblent tous. Le luminaire jette une lueur glacée sur son lit et le rend plus pâle qu'il ne l'est réellement. Ses grands yeux aveugles roulent doucement, je lui souris pour calmer son anxiété. Je vérifie que l'aiguille plongée dans la veine du pli du coude est toujours en place, que la perfusion n'est pas bouchée. Puis j'ouvre le robinet qui relie la poche au cathéter et adapte l'embout de la seringue de Phenobarbital. J'ai prévu une dose conséquente, qui devrait largement suffire. J'injecte le produit lentement, sans répondre aux questions du vieil homme. Je sens presque physiquement le produit se mêler au sérum physiologique, entrer dans la veine, se répandre en quelques secondes dans le système sanguin.
La litanie du vieux se fait confuse puis s'éteint. La respiration se ralentit d'un coup, s'apaise. Il s'endort en quelques secondes, sa tête retombe doucement sur l'oreiller et s'y enfonce. Les doigts tordus, crispés sur le drap se détendent. Ses yeux sont restés ouverts et j'ai tout loisir d'observer la pupille se dilater à vue d'œil, l'iris pâlir.
Je remonte la couverture sur son visage et d'un geste j'actionne l'interrupteur qui commande la loupiote verte, au-dessus de la porte. Mes collègues le descendront demain matin, là je n'ai pas de brancard sous la main.
La mort, ça n’a rien de fascinant. Tous ceux qui travaillent dans des hôpitaux savent que la mort n’est pas mystique, ni même mystérieuse. Ce n’est qu’un dysfonctionnement organique. Quand, comme moi, on a retrouvé des gens morts dans leur lit, au petit matin, figés dans la position où ils se sont endormis… Quand on a senti du bout des doigts la peau froide, son insoutenable rigidité… Quand on a vu, comme j’ai vu, la pâleur d’un corps ou des yeux vitreux, on ne peut plus croire au paradis ou à l’enfer, mais seulement au néant, à l’extinction. La conscience n’est qu’un état chimique appelé à s’enrayer et le jour de la fin n’est qu’une date de péremption.
Enfermée dans le poste infirmier, j'intervertis les étiquettes des flacons semblables, dans la réserve de médicaments de l’hôpital. L’alcool à soixante-dix degrés devient du sérum glucosé inoffensif. La morphine se change en médicament pour le coeur. Je tire des dizaines de gélules de leur emballage blister, les ouvre et mêle leur contenu aux sirops. Je mélange les anxiolytiques, les antalgiques, les calmants. Ensuite j'ouvre de petites entailles dans les emballages stériles, et j'injecte de petites quantités d'anti-coagulant dans les poches à perfusion. Ils saigneront, saigneront encore sans jamais s'arrêter. Toujours le même rituel, toutes les nuits.
On peut modifier toute la conformation d’un organisme, changer son fonctionnement sans le moindre pépin et sans que le patient ne subisse d’effets secondaires. Ces gens, que je croise tous les jours dans la rue, est-ce qu’ils y ont eu droit aussi ? Est-ce qu'ils sont passés sur le billard, est-ce que sous leur peau se cachent des organes étrangers, des configurations repensées ? Peut-être que là-dedans, derrière les sourires polis, sous les peaux flétries et les ventres un peu mous, tout marche à l'envers ?.
On m’avait opérée de l’appendicite, quand j’avais treize ans.
Je suis assise dans le bac de douche du service. J'ai terminé ma garde, l'aube frappe durement mes rétines fatiguées. Je m'apprête à quitter, une fois de plus, le monde des agonisants pour revenir à la terne réalité. Je n'ai pas de chez-moi fixe, je végète de squat en location à la semaine, sans jamais me fixer. Je me sens en danger quand je reste trop longtemps quelque part. Je passerai une journée morne, entre sommeil fiévreux et attente douloureuse, avant de revenir ici, une fois la nuit tombée. C'est là toute ma vie, qui tourne en boucle sans plus s'arrêter.
L’eau qui tombe du pommeau me cingle le visage. Je suis du doigt le contour de la petite cicatrice, près de la hanche. Un léger renflement blanchâtre, un peu dur. Par ce trou minuscule on avait extrait un bout de moi avant de me refermer. Est-ce qu’on m’avait fait autre chose pendant que je dormais ?
J’ai peur, brusquement, de ce qu’on a pu me faire il y a des années, d'une modification ancienne et discrète.
J'ai mal au ventre, je me sens bizarre, il y a des trucs qui remuent de partout, j’essaie de respirer fort pour chasser l’angoisse.
Hier, je me suis aperçue que j’avais arrêté de saigner. Mon cycle s'est arrêté. Littéralement. J’ai tout recompté, et j’aurais du saigner déjà deux fois au cours des derniers mois. Mais rien, je suis devenue comme creuse, sèche de l'intérieur. Mon Dieu.
Envie de vomir. Quelque chose se débat en moi, comme un monstre prêt à naître.
Ca ne se déclenche que maintenant. Je suis une bombe à retardement humaine, prête à imploser. Programmée depuis mes treize ans à s'autodétruire. Je hurle sans tenir compte des coups contre la porte de la salle de bains du personnel, je pleure, je cogne ma tête contre la faïence trempée de la cabine de douche.
Un bouillonnement tentaculaire s’engouffre en moi, indécelable, et cette vie surnuméraire m’arrache la mienne. Je suis en train de tomber malade. Le pommeau de douche me pleut du sang dans la face.
Toute mon existence a été chargée de flou, d’impressions, de pulsions vagues et mal maîtrisées. La maladie elle, est nette, éclatante et comparé à elle, tout disparaît dans le lointain. Elle est bien plus réelle que tout ce que j'ai jamais connu, bien plus réelle que moi-même, ma pauvre individualité, ma petite personne soumise au compte à rebours vers l'extinction. L'hôpital, les patients, mes collègues, tout ça n’existe pas.
La maladie s’impose aujourd’hui avec une force sans égale, sans appel. Il n’y a plus qu’elle sur Terre.
[ remix de Hypocondria ]
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un jour vous allez vous aussi mourir....et si votre double censé(e) vous aider se tient à votre chevet...je vous le souhaite presque...
En effet, le texte original avait bien besoin d'un relifting. Ce remix garde le coté un peu décousu et la structure générale, mais l'écriture nettement améliorée rend captivant ce qui auparavant m'était apparu assez rébarbatif.
J'ai constaté avec plaisir que les quelques phrases qui m'avaient plu dans la nouvelle d'origine, avaient été conservées ici.
J'ai bien aimé les portraits de malades. Du réalisme qui fait mal, direct dans ma gueule.
Seule ombre au tableau : je trouve la fin vraiment mauvaise. On a une excellente description d'une petit univers régi par ses propres codes et lois, peuplé par une faune bien spécifique ; perso j'aurais plutot vu une "non-fin" où le lecteur réaliserait que l'hôpital continuera d'exister encore et encore...
sinon, "Quand on a vu, comme j’ai vu, la pâleur d’un corps ou des yeux vitreux, on ne peut plus croire au paradis ou à l’enfer, mais seulement au néant, à l’extinction. La conscience n’est qu’un état chimique appelé à s’enrayer et le jour de la fin n’est qu’une date de péremption." : cette phrase à elle seule est excellente, et aurait fait un finish autrement plus marquant que cette pénible virée psychopatho.
pas lu le premier, ou pas encore
bien écrit, glacé, froid, mécanique, inhumain, salopard.
je n'aime pas trop la fin, surement parce que je n'ai pas trop compris. autrement c'est une bonne lecture, que je pense assez réaliste, ya quelqu'un chez moi qui raconte la meme chose tous les soirs...
'Surnuméraire', ça a pas mal perdu la côte au DTC40 ces derniers temps. C'est dommage, du coup le dernier paragraphe m'a fait rigoler.
A part ça, j'aime bien, j'aurais même tendence à dire que je préfère cette version au premier hypocondria.
nihil, y a quatre ans tu n'étais pas ado. Arrête de mentir sur ton âge ! Je trouve la nouvelle excellente, l'immersion est immédiate, c'est prenant... Michael Crichton et sa floppée de consultants n'a plus qu' à aller se carrer son E.R. dans le fion.
Y a quelques trucs qui par contre me semblent bizarres. Le fait que dans un même etage on traite de geriatrie et d'autres trucs, notement la fausse couche. Le fait que l'infirmiere se rappelle de tous les noms des malades et de leur vie alors que c'est la maladie qui l'obsede. Jamais vu une infirmiere qui retient le nom de ses malades aussi a part peut etre dans les cliniques privees mais çà à pas trop l'air d'en être une.
Je crois par ailleurs qu'il y a une grande difference entre assister à la mort de quelqu'un, a son dernier souffle et decouvrir un corps inerte et froids plusieurs heures apres le decès.
Ouais c'est des bonnes remarques. J'ai essayé de réajuster le tir en terme de réalisme mais je suppose que c'est difficile d'être parfait. En tous cas effectivement pour la première version je parlais clairement du service gériatrie d'un grand hôpital public. Ici j'ai gommé ces références et ne précise pas vraiment de quel type d'établissement il s'agit. Depuis quelques années je bosse dans un hôpital privé de taille relativement réduite, et effectivement les malades de tous types s'y cotoient, et de même les infirmières connaissent les noms et syndrômes des patients, même si c'est vrai qu'ils les désignent plus souvent par leur numéro de chambre.
Pour la différence entre le dernier souffle et la découverte d'un corps, j'en ai conscience (ayant connu le second cas plusieurs fois d'ailleurs), mais je vois pas bien ce qui t'occasionne cette réflexion, dans le texte. Un truc que j'aurais mal tourné ?
Ben en fait le narrateur dit :"On a voulu choisir par nous-mêmes de vivre le plus longtemps possible, sans tenir compte des lois.Mais on est mort, intérieurement, même si l’organisme continue de faire son office comme une bonne machine bien entretenue. "
puis plus loin :"Quand on a vu, comme j’ai vu, la pâleur d’un corps ou des yeux vitreux, on ne peut plus croire au paradis ou à l’enfer, mais seulement au néant, à l’extinction. La conscience n’est qu’un état chimique appelé à s’enrayer et le jour de la fin n’est qu’une date de péremption"
donc d'abord il constate que quelque chose meurt avant le corps puis apres il refute l'existence de l'ame, a moins que j'aie mal compris. Est ce compatible ?
Commentaire édité par Lapinchien.
Je vais réflechir à la question durant les 37 prochaines années, faire retraite dans un monsatère et consacrer ma vie à ce dilemme, demander conseil à Zarathoustra, le prier de m'éclairer, et ensuite je reviens.
Bug théologique détecté, merci de bien vouloir redémarrer votre âme.
si tu as deja vu une personne mourir peut être as tu vecu quelque chose d'inexplicable ? [mode Jacques Pradel ON]
IL n'y a rien qui ne soit inexplicable.
Il n'y a que des causes (encore) inconnues...
Comment tu expliques que Paris Hilton ai réussi à faire rentrer meussieur exclave dans son cul, STP ?
Et pourquoi est-ce que Lapinçon, et puis toi même, toi, vous êtes des super casses couilles, mais que Lapin il est un peu drôle, mais que quand c'est Nihil il ferme ça; sa gueule.
Pourquoi des commentaires constructifs ?
tsunami de mouille, avalanche de foutre dans la bouche à la mère à Dumézil. En plus elle est morte.
Elle avait qu'à pas être vieille, cette pute.
Mais c'est parce que Dumézil il est sympa sa maman il l'a empaillé, et puis il en a fait une momie.
Loly.
ça c'est du vécu ! Du coup je préfère être vétérinaire...
Madame Folichon est-elle passée par là ?
Je préfère ce remix à l'original. Les raisons ont été citées plus haut par Lapin et Nounourz (meilleure écriture etc...)
Tout compte fait, avancer en age fait progresser (moouarff)
J'ai pris beaucoup de plaisir à le lire