Depuis la nuit dernière, il y a ce grand charnier fumant derrière l’étable, avec ses odeurs de carcasse et de charbon. Ça meuglait hier soir, ça se tourmentait en tas de viandes vivantes et effarées, grouillantes et flambantes, ça remuait en se désarticulant, et pas un de nous ne savait trop pourquoi ça arrivait. Et ce matin, ce matin encore, derrière l’étable, je la sens qui plane et pue au-dessus de cet amas de bovins empilés en charognes, la grande ignorance aveugle, inchangée.
J’habite seul ici, dans l’Hampshire. J’ai la satisfaction des journées de travail qui s’achèvent sans qu’on les ait vraiment vécues, et le respect du temps qui passe. Je vis du nécessaire, et pour le nécessaire, je n’en demande pas plus.
Il y a un mois, une sorte d’équipe est venue inspecter mon cheptel : un ou deux vétérinaires que je n’avais jamais vus, ça m’a frappé tout de suite, et sans doute des administrateurs, engoncés dans des semi-costards et des bottes en caoutchouc, et cette manière surtout d’enjamber les flaques. Les premiers ont ausculté mes bêtes et vérifié mes farines avec un air embêté, les autres m’ont posé des questions sur mes fournisseurs, mes méthodes, et tout ça.
Je les ai vus arriver dans leur van, je me rappelle. J’avais senti naître alors une espèce d’épaisseur tout autour de moi, comme une suffocation qui m’a saisi dans l’odeur douce des foins coupés et l’or des troncs sous le soleil rasant. Ce jour-là j’ai eu peur je crois. Ça m’a pris dans le ventre, eux ils tâtaient mes bêtes.
On m’a dit, je m’en souviens, que tout mon troupeau était frappé d’encéphalopathie spongiforme bovine (c’est comme ça qu’ils ont dit). J’ai répondu « oui », ils ont acquiescé devant et derrière ils prenaient mes sacs de farine. Ils sont repartis, tout est retombé alentour.
Les jours suivants je n’ai plus fait grand-chose. Je restais assis beaucoup à la table de la cuisine, sans vraiment rien regarder, et j’ai cessé de faire la moisson et de nourrir les bêtes, sauf les vaches bien sûr, sauf les vaches, à elles je leur donnais du grain sain comme ils disaient. J’étais hanté je pense par le souvenir de cette peur que j’avais sentie, par la manière dont toutes les choses s’étaient dressées autour de moi à l’arrivée de l’équipe, en même temps qu’elles étaient mortes, je veux dire. On aurait dit que tout dans le même instant avait cessé d’être pour renaître différemment, voilà, c’est ça. Je m’étais senti étranger dans cette ferme que j’avais connue, très bien connue, qui était même à moi, en ma possession, ma propriété, et mes pieds n’avaient plus su le sol, soudain, ni mes oreilles le vent dans le verger, tout ça avait parlé une autre langue que la mienne dès qu’ils étaient venus, et tant qu’ils avaient été là. Ces monsieur, là, avaient mis leurs empreintes dans mon sol, dans ma boue, et plus rien n’avait été pareil.
Mais maintenant tout était de nouveau à moi seul dans l’Hampshire, je foulais ma terre, la mienne propre, avec leur van leurs traces et ma grande peur ils étaient repartis, j’allais pouvoir recommencer comme avant. Il fallait oublier maintenant, repartir, laisser les journées couler sans qu’elles s’accrochent à moi, comme avant : c’est ça.
Et puis mes porcs se sont bouffés entre eux, là-bas, dans leur pièce, avec un grand fracas. L’orage est tombé sur mes terres touffues, il ne restait plus rien.
Quelques vaches sont mortes de l’encéphalopathie spongiforme bovine, mais la plupart avaient l’air en bonne santé. Je brûlais les carcasses derrière l’étable, et les vivantes je les nourrissais et je les trayais, mieux qu’avant je dirais, sans trop savoir pourquoi. Je ne les aimais pas plus.
Un jour j’ai compris. J’ai vu que chaque chose était reparue comme avant qu’ils viennent, comme avant ma grande peur, mais pas les vaches. Ils me les avaient enlevées, en quelque sorte, changées, ce n’étaient plus les mêmes : neuves, un peu. Il y avait en elles la marque indélébile du soulèvement gigantesque que j’avais senti, c’étaient leurs vaches à eux, pas de doute possible, nulle part il n’y avait de moi en elles. Alors je les ai brûlées.
J’ai ravivé le grand brasier derrière l’étable, avec l’essence, je ne me souviens plus vraiment. Ce que je sais, c’est que ça cramait, que ça meuglait, tout alentour hurlait à l’unisson, du sol au verger, les foins et l’or éteint des troncs. J’ai pris ma pioche, et j’ai frappé dans l’étable plongée dans la nuit, au hasard, avec de grands gestes, et dans le noir je voyais les immenses flancs des vaches se tordre, se plier, j’entendais les os craquer, je voyais les tas de chair s’étaler sur le côté au milieu du purin du sang et des meuglements, les chairs broyées dégueulant des morceaux entiers sur les murs et le plafond, le manche bien serrés entre mes doigts, du grand bruit partout, le métal de la pioche et la peau des laitières, et puis j’ai tiré les carcasses toutes les unes après les autres avec mes doigts nus, dehors par la petite porte, j’ai grimpé sur le feu pour les hisser dessus, elles qui se débattaient, par les crins je les tenais, fins ou grossiers, leurs gros yeux ébahis et le reflet des flammes, partout il y avait cette odeur et ce bruit effroyable et cette fumée brûlante partout, je restais silencieux.
Au réveil tout brûlait encore.
LA ZONE -
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Textes précédents :
- Extrait du Faust, de Goethe
- Le pacte par nihil
- L'impact par Glaüx-le-Chouette
- Le trou par Aka
- Le vide par Hag
- La jouissance par Strange
- Der flammenwerfer par Glaüx-le-Chouette
- Le putain d'saïan par Lapinchien
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Si ça peut vous aider à commenter, sachez qu'après, ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants.
Aaah... Les petits moments de poésie champêtre avec les deux pieds dans la bouse. Irremplaçable.
Plus de détails quand je l'aurai relu.
j'ai pas aimé. quelque chose dans la construction des phrases. genre :
"J’étais hanté je pense par le souvenir de cette peur que j’avais sentie, par la manière dont toutes les choses s’étaient dressées autour de moi à l’arrivée de l’équipe, en même temps qu’elles étaient mortes, je veux dire. "
ces "je veux dire" ces "voilà" mal placés, et aussi les virgules putain. mal placées aussi. enfin, pour, moi, je veux dire. voilà,,,,,
You're the one that I want.
Une vache, c'est lourd. Je suppute, pour comprendre le texte, que le narrateur est Hulk. Dès lors ça devient un texte comique et j'adore. Hulk en bottes de caoutchouc HAHAHA EXCELLENT quoi.
Dans l'hypothèse plus probable où c'est un texte sérieux, ça m'accroche pas. Pas non plus de dégoût, mais c'est terriblement propre et lisse. Même le coup de folie de la fin est calme et propre. Les tripes, on dirait qu'elles sentent le Fébrèze.
Y a un net effort d'écriture, le style est léché, et de "bon goût" (pas d'effets inutiles, pas de saletés exaltées), mais trop, justement.
Ceci étant et comme le dit le résumé, faut lire le texte en contraste avec le précédent et les autres pour en profiter ; si on lit les textes à la suite, la violence reste encore à l'esprit, descendue des autres, et déteint sur celui-là, qui lui ajoute un vernis lisse, et ça devient assez chouette.
Bref, pas très convaincu par le texte, sauf en tant qu'edit de serial edit.
Putain, il m'énerve ce texte en fait. J'aime beaucoup l'idée, du moins celle qui concerne des vaches agonisantes, des explosions de tripes et des carcasses au feu. Parce que les réflexions sur le changement de notre héros dépassé par les évènements, franchement, rien à branler.
Y a plein de scènes marquantes potentielles, pas franchement réussies, ça manque de détails croustillants à mon goût, mais passe encore.
Mais alors franchement, j'aurais pas du tout écrit ça comme ça. Je veux bien qu'il y ait la contrainte liée à l'edit et au texte précédent, mais jusque là ça nous a jamais empêché de faire des bons textes. C'est mou putain. Et ce connard de bouseux s'exprime trop bien pour un connard de bouseux, avec des nuances contemplatives de merde et poétiques de putes. Fait chier, hein. Franchement, ça me démange de le remixer, de le réécrire. J'aurais pu le faire dans le cadre de la rubrique, mais je me suis fait gauler la place.
Je commente dès que j'ai lu et commenté les 8 edits précédents.